Ils sont plus de 7000. Titulaires de doctorats, souvent vacataires, parfois sans emploi depuis plus de dix ans, certains employés à des postes précaires sans aucun rapport avec leur niveau d'études. Une partie d'entre eux demande aujourd'hui une solution radicale : leur intégration directe dans l'enseignement supérieur et la recherche, sans passer par aucun concours. Le ministère, de son côté, temporise, promet des réformes et engage un recensement national. Sur les réseaux sociaux, la polémique enfle. Entre accusation de populisme académique et cri d'injustice, la Tunisie découvre une bombe sociale que l'université a fabriquée elle-même. Jeudi 15 mai 2025, un groupe de doctorants chercheurs, réunis sous la bannière de « La Voix des Docteurs Chercheurs », a tenu une conférence de presse à Tunis. Leur message est clair : rejet des concours de recrutement, refus des postes administratifs et exigence d'un recrutement direct dans le corps universitaire. Selon Hamda Kouka, leur représentant, « nos compétences académiques sont gaspillées » et les concours envisagés par le ministère sont vécus comme « une injustice » qui nie des années d'effort. Dans un communiqué, le collectif s'est dit méfiant à l'égard des critères d'évaluation actuels, qu'il juge opaques et corruptibles. Il accuse l'Etat d'avoir entretenu un système de formation déconnecté de ses propres besoins, puis de se désengager au moment de l'insertion professionnelle. Pour eux, la solution passe par un recrutement massif et immédiat, une intégration directe dans les universités et une transparence complète sur les postes vacants.
Des promesses présidentielles Le mouvement s'appuie sur une promesse faite en janvier dernier par le président de la République : recruter 5.000 docteurs dans des postes de recherche, d'enseignement ou d'administration. À la suite de plusieurs rassemblements, un recensement des heures de vacation a été lancé. À la Faculté de Sousse, par exemple, on compterait 40.000 heures supplémentaires rien que pour la langue arabe, et 2.000 contrats précaires. Mariem Dziri, coordinatrice nationale du mouvement, affirme avoir discuté avec Kaïs Saïed, qui lui aurait assuré que les docteurs doivent occuper « les fonctions les plus hautes » dans l'administration. Le mouvement réclame désormais la publication urgente des textes d'application de cette promesse, et refuse toute forme de concours, accusé d'être gangrené par la fraude.
Témoignages de précarité Les témoignages abondent. Rabeb Touati, de l'Association Tunisienne des Docteurs et Doctorants, dénonce une situation qui remonte à 2011. Elle évoque le cas d'un chercheur tunisien recruté par Google, après avoir quitté l'ENIT faute de moyens. D'autres docteurs sont techniciens dans des laboratoires, enseignants vacataires à 900 dinars, ou non déclarés dans des universités privées. La députée Awatef Cheniti, elle-même docteure, a pris la parole en séance plénière en décembre dernier : « Le doctorat ne vaut rien aujourd'hui en Tunisie. Les docteurs sont devenus serveurs ou maçons ». Emue, elle a dénoncé le népotisme dans les concours et les promesses non tenues par l'Etat depuis 2020. Elle a appelé le président à intervenir pour débloquer un dossier qu'elle qualifie de honte nationale.
Une réaction institutionnelle tardive Face à la pression, le ministère de l'Enseignement supérieur a fini par réagir. Fayçal Baklouti, conseiller du ministre chargé du dossier social, a annoncé la mise en place d'une plateforme numérique depuis fin novembre pour recenser les docteurs et leurs situations professionnelles. Le ministère travaille à amender le décret 4259 de 2013, afin d'élargir les possibilités de recrutement à d'autres structures publiques et privées. Mais cette réponse reste perçue comme insuffisante. Les protestataires pointent l'absence de vision globale, la lenteur des textes d'application, et la faiblesse du budget dédié à la recherche. Un rassemblement national est d'ores et déjà prévu pour le 20 mai prochain devant le Palais de la Kasbah.
Le feu nourri des critiques Dans les rangs des commentateurs, la révolte des docteurs ne fait pas l'unanimité. Deux prises de position virulentes ont enflammé les réseaux sociaux cette semaine.
Mehrez Belhassen, influenceur connu pour ses coups de gueule, a violemment attaqué l'université tunisienne dans un post viral : « Comment a-t-on pu, pendant des décennies, inonder le marché de cette marchandise impropre à la consommation, que ce soit à l'intérieur de l'université ou en dehors ? » Et de poursuivre : « Pourquoi former quelqu'un quand on sait qu'il ne servira à rien, ni dans le public, ni dans le privé ? Pourquoi ne pas lui dire franchement, dès le départ : va apprendre la céramique, passe ton permis poids lourd, et gagne ta croûte ? » Un autre post, tout aussi frontal, interroge : « 7000 docteurs, dans un pays où l'université est en bas des classements mondiaux ? Docteurs en quoi, au juste ? Quelle pierre ont-ils ajoutée à l'édifice du savoir ? Et comment peut-on passer autant d'années à étudier sans être capable de sortir de sa propre impasse ? » Ces réactions, brutales mais largement partagées, mettent en cause la valeur réelle des doctorats tunisiens, l'utilité de certaines filières, et la déconnexion totale entre formation académique et employabilité.
Un débat qui dépasse l'université En réalité, ce débat dépasse de loin le seul dossier des docteurs chômeurs. Il soulève des questions lourdes : Pourquoi avoir formé autant de docteurs si l'on n'a pas besoin d'eux ? Comment concilier le droit à la formation supérieure avec les besoins réels du pays ? Et surtout, quels critères définir pour l'excellence et le mérite, dans un système gangrené par les passe-droits, les petits arrangements et les fausses promesses ? Entre revendication sociale légitime et déni structurel profond, l'université tunisienne paie aujourd'hui des décennies d'improvisation, de clientélisme, de déconnexion. Et pendant que l'Etat peine à trancher, que les docteurs manifestent et que les critiques pleuvent, une génération entière reste suspendue entre diplômes prestigieux et inutilité sociale.