En Tunisie, le vide laissé par les élites a ouvert un boulevard aux personnalités les plus fantasques. Politiciens en roue libre, affairistes mégalomanes, figures médiatiques sans consistance… Ces dernières années, ce sont elles qui captent l'attention de centaines de milliers de Tunisiens. Derrière ce phénomène, un mal plus profond : l'effacement des filtres qui, jadis, empêchaient les imposteurs de s'imposer. Depuis quelques jours, Olfa Hamdi occupe de nouveau la scène médiatique. L'ancienne PDG de Tunisair s'est autoproclamée à la tête d'une mystérieuse « autorité constitutionnelle interrègne » qu'elle a elle-même inventée. Dans des communiqués solennels, elle affirme avoir reçu des lettres de Donald Trump et d'Ursula von der Leyen, mais sans présenter un quelconque fac-similé. Deux jours plus tard, le 20 août, elle récidive et signe une « déclaration » annonçant la suspension immédiate de l'accord d'association entre la Tunisie et le Royaume-Uni, accusé de protéger le terrorisme. Tout cela au nom de son « autorité constitutionnelle interrègne », pure invention sortie de son imagination. L'ancienne PDG de Tunisair, dont on ignore le nombre exact d'adhérents à son parti, la Troisième République, se rêve ainsi investie d'un pouvoir suprême. Elle cite la Convention de Vienne, parle au nom de l'Etat et s'adresse aux grandes puissances. Le tout dans un contexte où sa crédibilité réelle est inexistante, mais où sa capacité à générer du buzz médiatique est intacte. Ses déclarations prêtent à sourire, et les réseaux sociaux n'ont pas manqué de s'en amuser. Mais elles disent beaucoup d'une époque où les discours délirants suffisent à accaparer l'attention, faute de contrepoids sérieux.
Un vide béant, comblé par les farfelus Ce phénomène n'est pas nouveau. Le défunt Bahri Jelassi, décédé en mai 2021, en était un précurseur. À la tête d'un parti ''unipersonnel'', « Parti de l'Ouverture et de la Fidélité », il avait fait de la provocation une méthode politique. Son programme électoral ? Légaliser la polygamie, construire un pont entre la Tunisie et l'Italie, et transformer la diplomatie tunisienne pour qu'elle « donne des ordres » au lieu d'en recevoir.
Plus encore, Jelassi se croyait incontournable. En 2020, il affirmait avoir été approché pour devenir chef du gouvernement, avant de refuser par « respect du peuple » qui, selon lui, voulait des dirigeants malhonnêtes. En 2014, il accusait Chafik Jarraya d'avoir exporté du fer tunisien pour ériger la Tour Eiffel, le menaçait de mort en se proclamant futur ministre de la Défense, puis se posait en victime au tribunal. L'homme, grotesque et inquiétant, a tenu longtemps une place médiatique disproportionnée par rapport à son poids politique réel. Dans un autre registre, l'homme d'affaires Adel Dridi a incarné la même mécanique. Fondateur d'une société qui n'était en réalité qu'une chaîne de Ponzi, il a floué près de 60.000 personnes en leur promettant des rendements mirifiques. « Adel Galaxie » est devenu une figure publique, adulée par des milliers de victimes qui, même après son arrestation, manifestaient pour sa libération. Il est mort en prison en avril dernier, laissant derrière lui l'un des plus grands scandales financiers du pays.
Quand l'élite se retire, le vide s'installe Ces trajectoires absurdes n'auraient jamais été possibles si l'élite tunisienne avait encore occupé l'espace public. Mais depuis quelques années, celle-ci s'est retirée, parfois par lassitude, souvent par découragement, toujours sous le poids d'un mépris grandissant. Comme le souligne l'influenceur Mehrez Belhassen, « nous vivons aujourd'hui dans une société où tous les filtres ont disparu. Tout passe directement du bas-fond au sommet. » Autrefois, même dans une dictature imparfaite, il existait un minimum de « filtres » : l'université, les partis, les syndicats, la presse indépendante. Ces contre-pouvoirs, imparfaits mais réels, opéraient une forme de sélection. On ne pouvait pas, du jour au lendemain, se proclamer chef ou autorité constitutionnelle sans être confronté à des épreuves, à une crédibilité à bâtir. Aujourd'hui, ces filtres ont été balayés par la montée en puissance des réseaux sociaux. Là où l'argument, l'expérience et le savoir devaient primer, triomphent désormais la provocation, la démagogie et l'outrance. Mehrez Belhassen écrit encore : « Les imposteurs, les charlatans et les hurluberlus occupent la scène publique, pendant que les vraies compétences se retirent. »
Pourquoi les élites se sont-elles retirées ? Pourquoi ce retrait ? Parce que l'élite est devenue une cible. Sur les réseaux sociaux, elle est quotidiennement injuriée, insultée, rabaissée. On l'accuse d'être conspirationniste, de travailler pour l'étranger, d'être vendue, déconnectée ou prétentieuse. Ces attaques systématiques, amplifiées par des « virages » virtuels, ont fini par décourager ceux qui auraient pu offrir une alternative crédible. Plutôt que de se salir dans ce vacarme, beaucoup se sont tus. Ce vide a nourri un populisme ambiant. Les dirigeants politiques actuels surfent sur la même vague de dénigrement des élites pour consolider leur pouvoir. En s'alignant sur les discours les plus simplistes et les plus agressifs, ils se posent comme la voix du « vrai peuple » contre des élites présentées comme corrompues ou traîtresses. Le résultat est là : un espace public saturé par les médiocres, où les élites compétentes sont marginalisées, et où le populisme prospère.
Une crise de crédulité collective L'histoire d'Olfa Hamdi, de Bahri Jelassi ou d'Adel Dridi ne relève pas seulement d'excentricités individuelles. Elle révèle une société entière vulnérable aux illusions. Cette crédulité collective a des racines profondes. Elle s'enracine d'abord dans le désenchantement post-révolutionnaire. Après 2011, des millions de Tunisiens espéraient un avenir meilleur, plus juste, plus prospère. Les échecs répétés des gouvernements successifs ont laissé un vide d'espoir, que les discours outranciers et les promesses irréalistes sont venus combler. Elle est nourrie aussi par la faillite institutionnelle. L'Etat n'offre plus de repères clairs, ni de discours crédible. Les institutions sont perçues comme défaillantes, corrompues ou impuissantes. Dans ce contexte, la parole du farfelu, du mégalomane ou du charlatan acquiert un attrait particulier : elle paraît plus forte, plus audacieuse, plus radicale. Elle s'alimente enfin d'une culture numérique où l'émotion prime sur la raison. Les réseaux sociaux valorisent le spectaculaire, le choc, l'absurde. Les "likes" remplacent la réflexion, les "partages" tiennent lieu de légitimité. Dans ce brouhaha, celui qui crie le plus fort, qui se présente comme sauveur ou victime, trouve toujours une audience. Ce qui choque n'est pas seulement l'existence de ces personnages, mais le fait qu'ils trouvent des foules prêtes à les applaudir, à les croire, voire à se battre pour eux. Adel Dridi a eu des victimes qui manifestaient pour sa libération. Olfa Hamdi a des milliers de partisans convaincus qu'elle incarne une chance unique pour le pays. Bahri Jelassi a longtemps occupé la scène médiatique, non pas malgré ses élucubrations, mais grâce à elles. La Tunisie n'affronte donc pas seulement une crise économique ou politique. Elle traverse une crise de crédulité, où la faiblesse des institutions, le discrédit des élites et l'influence déformante des réseaux sociaux produisent un cocktail explosif. Une crise qui transforme les illusions en vérités, les imposteurs en leaders et les hurluberlus en vedettes.