Deux fois en l'espace de deux jours, Kaïs Saïed a annoncé la dissolution de la société Itissalia Services. Qui est cette entreprise, quels sont les services qu'elle propose et qui sont ses actionnaires ? Jeudi 29 mai 2025, en conseil des ministres, le président de la République a proposé la dissolution de la société « Itissalia Services » et l'intégration des agents et ouvriers employés dans le cadre de ce type de contrats à leurs postes de travail respectifs, afin de mettre un terme définitif à cette forme d'esclavage déguisée dans le secteur public. Mardi 3 juin, Kaïs Saïed reçoit Issam Lahmar, ministre des Affaires sociales, et Sofiene Hemissi, ministre des Technologies de la communication, et évoque le projet de décret lié à la nouvelle loi interdisant l'intérim et les CDD. Il décide que ce projet de décret doit inclure la dissolution de la société « Itissalia Services » et l'intégration de ses agents. En l'espace de quelques jours, le chef de l'Etat passe du stade de proposition de dissolution à la décision de dissolution pure et simple. Cette double sortie présidentielle a créé, immanquablement, un séisme dans cette entreprise sise à El Omrane, à Tunis, qui emploie des centaines de personnes. Elle crée également un séisme chez ses clients, institutionnels et particuliers, qui vont être obligés, par la loi, de recruter des personnes dont ils n'ont pas besoin à plein temps.
Une croissance freinée par une décision politique Créée le 2 mai 2013 et dotée d'un capital de 465 mille dinars, les principaux actionnaires d'Itissalia sont Tunisie Telecom (35,98 %), La Poste tunisienne (15 %), l'Agence nationale des fréquences (15 %), l'Office national de télédiffusion (9 %), le Pôle El Ghazala des technologies (10 %) et la société SGVE Phenix (15 %). En dépit de son nom qui évoque les télécommunications et de l'identité de ses actionnaires, la société Itissalia n'a rien à voir avec ce secteur. La société propose exclusivement des services et touche de multiples secteurs. Dans son catalogue, on lit qu'elle propose les services de nettoyage (domiciles de particuliers et entreprises), le nettoyage industriel, le nettoyage de fin de chantier, la dératisation et la désinsectisation, l'entretien des piscines et le traitement des eaux, l'entretien des espaces verts, l'accueil en entreprises (hôtesses et hôtes d'accueil), la surveillance, le gardiennage et la sécurité (pour les entreprises, mais également pour les manifestations culturelles, sportives et privées), la télésurveillance (ses agents se déplacent immédiatement en moto ou en voiture en cas de problème détecté chez le client), le transport des visiteurs et des collaborateurs (elle propose des voitures avec chauffeur), la gestion des salles de réunion et la maintenance et l'exploitation du matériel audiovisuel… Bien implantée et avec un grand portefeuille clients multisectoriel, l'entreprise est en pleine croissance et envisageait, jusqu'à la décision politique de dissolution, d'ajouter de nouvelles prestations. D'après les données que nous avons recueillies, Itissalia allait proposer aux banques et aux grandes entreprises générant du cash (comme les supermarchés) le transport de fonds de et vers les banques. Elle envisageait également de proposer le service de livraison de courrier et de colis à l'instar de plusieurs entreprises privées.
Des résultats financiers solides Tous ces services qu'elle propose ont généré un confortable chiffre d'affaires. D'après son dernier bilan (2022) déposé au RNE, que Business News a consulté. Itissalia a généré un chiffre d'affaires en 2022 de quelque 43 millions de dinars. Son bénéfice net est de 2,024 millions de dinars. Son portefeuille clients est composé de plusieurs institutions publiques et privées de renom, dont Tunisair Handling, le ministère de la Santé, le ministère des affaires culturelles, la SNCFT, le ministère de la Défense, la Banque de l'Habitat, la CNSS, la Cnam, différentes communes, etc. Kaïs Saïed évoque les grandes marges bénéficiaires enregistrées par ces entreprises d'intérim entre ce qu'elles perçoivent du client et ce qu'elles paient aux salariés. À la lecture du bilan 2022 d'Itissalia, on constate (à titre d'exemple) que le chiffre d'affaires généré par le gardiennage a été de 24 millions de dinars (soit 56 % du CA), alors que les salaires des gardiens ont été de seize millions de dinars. La différence de huit millions de dinars est loin d'être un bénéfice net (de deux millions seulement, tous services confondus), puisque ces huit millions prennent également en charge le matériel et les équipements des gardiens, mais aussi toute la logistique qu'il y a autour. On note que parmi les frais de la société, il y a également les chiens de garde, et leurs frais sont intégrés dans le chiffre d'affaires global de l'activité. Idem s'agissant de l'activité nettoyage. Les salaires des femmes de ménage ont été de 8,4 millions de dinars, et l'entreprise a facturé cette prestation à douze millions de dinars. Ici aussi, il y a une « marge » de 50 %, mais elle englobe les équipements, le matériel et les produits de nettoyage, ainsi que la logistique. En clair, la société Itissalia est une entreprise à capitaux publics, bien implantée, et qui bénéficie d'une excellente image de sérieux et de professionnalisme auprès de ses clients. Elle ne génère pas de grands profits comme on peut le voir à la lecture de son bilan. Pourquoi donc la dissoudre ?
Une décision jugée idéologique Kaïs Saïed considère ce type d'entreprises de services comme esclavagistes, qui profitent de l'exploitation de ressources humaines. Pourtant, et au vu de son actionnariat, l'entreprise applique rigoureusement les lois en vigueur et ses salariés sont payés selon les conventions collectives et les barèmes légaux. Ses salariés, majoritairement titulaires, ont des salaires supérieurs au SMIG. N'empêche, pour Kaïs Saïed, cette exploitation de ressources humaines est insupportable et la dissolution est incontournable.
Une intégration des agents difficile à mettre en œuvre Le sort des salariés ? D'après le président de la République, les agents d'Itissalia vont être intégrés au dernier poste qu'ils occupaient chez les clients de la société. En théorie, la solution est facile. En pratique, elle est complexe, voire impossible à exécuter. Si les grandes entreprises comme Tunisie Telecom et La Poste (ainsi que les autres actionnaires/clients) peuvent recruter les femmes de ménage et les gardiens, il est bon de rappeler que ces recrutements n'ont pas été budgétisés. Quand bien même elles dépasseraient cette question de budget, ces entreprises ont des besoins bien spécifiques, et ce n'est pas par hasard qu'elles ont sous-traité ces métiers. Une entreprise a besoin d'un gardien 24/7 et d'un agent de nettoyage 5 j/7. En recrutant un gardien à temps plein, elle devient à sa merci. Il suffit qu'un gardien s'absente (maladie ou empêchement) ou qu'il fasse valoir ses droits de congé pour qu'elle se retrouve sans gardien. Et comment faire quand l'entreprise a besoin d'un chien de garde ? Doit-elle recruter un gardien et un dresseur ? Pareillement concernant les agents de nettoyage. Avec Itissalia, l'entreprise a l'assurance d'avoir l'agent. Si l'agent 1 s'absente, elle a un agent 2.
Une logique inadaptée aux services ponctuels La chose devient plus complexe quand il s'agit de travaux spécifiques comme l'entretien des espaces verts. Ce travail exige quelques heures par mois. Souvent, les espaces verts dont on parle sont de quelques dizaines de mètres carrés. L'entreprise, qu'elle soit publique ou privée, n'a que faire d'un jardinier à plein temps. Et c'est encore plus complexe quand il s'agit d'entretien de piscines — service proposé essentiellement aux particuliers — ou encore de la dératisation et de la désinsectisation, services dont on a besoin de manière épisodique ou accidentelle. Kaïs Saïed veut donc obliger les clients d'Itissalia à intégrer ses salariés dans leurs effectifs. Or les clients d'Itissalia n'ont que faire d'une femme de ménage à plein temps alors que leurs locaux peuvent être nettoyés en moins d'une heure ; d'un gardien dont ils n'ont besoin que quelques heures par mois ; et il est impensable, pour ces clients, de recruter à plein temps un agent de dératisation ou de désinsectisation. Surtout, comment vont-ils intégrer ces personnels, alors qu'ils n'ont pas budgétisé leur recrutement ? Et on aimerait bien voir comment Kaïs Saïed va obliger les particuliers, parmi les clients d'Itissalia, à recruter les jardiniers et les agents de nettoyage de piscine, juste parce que ces agents étaient chez eux quand la décision de dissolution a été prise.
Une attaque idéologique contre l'économie réelle La décision de dissoudre Itissalia s'inscrit dans une volonté politique de rupture avec les dynamiques du marché, au mépris des réalités de gestion et des besoins concrets des entreprises. En s'attaquant à une société qui applique les lois, respecte les barèmes, paie ses impôts et fournit des prestations efficaces à des coûts maîtrisés, Kaïs Saïed ne cible pas l'exploitation, mais l'organisation même du travail moderne. La sous-traitance, lorsqu'elle est encadrée, est une solution rationnelle pour répondre à une demande intermittente, maîtriser les charges fixes et garantir la qualité de service. Ce que le président dénonce comme une dérive mercantile est, dans les faits, une forme de souplesse dont les entreprises — publiques comme privées — ont besoin pour fonctionner. En liquidant une entreprise publique efficiente et appréciée, le chef de l'Etat adresse un message glaçant : le capital, la performance et l'adaptation sont désormais suspects. Et tout ce qui relève de la rationalité économique devient, dans son prisme idéologique, une faute à corriger.