Finie la sous-traitance dans le service public et probablement bientôt dans le secteur privé. C'est ce que veut Kaïs Saïed dont les connaissances en économie sont comparables à ses connaissances en physique quantique. Jamais dans l'histoire une décision présidentielle importante n'a été exécutée avec autant de rapidité par le gouvernement. Mercredi 14 février, Kaïs Saïed reçoit le chef du gouvernement Ahmed Hachani et lui dit qu'il est nécessaire de mettre un terme à la sous-traitance qui, d'après lui, n'est autre qu'un esclavage déguisé et qui pourrait être assimilée à de la traite d'humains. "De quel droit embauche-t-on une personne avec un salaire dérisoire alors que le patron touche plusieurs fois ce salaire ?" s'est indigné le président. Une semaine plus tard, il revient à la charge en recevant jeudi 22 février les ministres de l'Emploi et des Affaires sociales et leur demande de mettre un terme aux CDD (contrat à durée déterminée), sous prétexte que chaque travailleur a droit à la stabilité et à un horizon clair. Interprète exclusif de la constitution, il dit que la sous-traitance est contraire à cette dernière et qu'elle n'est pas du tout acceptable. Dès le lendemain, vendredi 23 février, le gouvernement annonce l'interdiction de la conclusion de tout nouveau contrat de sous-traitance dans le secteur public avec effet le jour même. Sauf que le gouvernement a mis la charrue avant les bœufs. Lundi 26 février, M. Hachani réunit à la Kasbah les ministres des Finances, de l'Emploi et des Affaires sociales pour discuter du sujet et de l'impact de la décision prise trois jours plus tôt. À l'issue de la réunion, il a été décidé de créer une commission multipartite pour évaluer les conséquences économiques, sociales et financières de la fin de la sous-traitance dans le secteur public. C'est Malek Zahi, ministre des Affaires sociales qui a hérité de la patate chaude. Depuis la décision présidentielle, il n'a de cesse de multiplier les réunions de travail pour exécuter les desiderata de Kaïs Saïed.
Après s'être assuré que le secteur public allait répondre favorablement à ses décisions unilatérales, et clairement irréfléchies, le président de la République s'est attaqué au secteur privé pour lui imposer le même diktat. Mercredi 6 mars, devant Ahmed Hachani, il appelle à ce qu'une loi soit votée, amendant le code du travail afin de mettre fin aux contrats de sous-traitance dans le secteur privé, les qualifiant de « traite d'êtres humains et de commerce du travail des pauvres et nécessiteux ». Une nouvelle fois, Malek Zahi s'attelle à la tache et préside, dès le 8 mars, une réunion de travail pour finaliser la rédaction d'un projet de loi pour amender le code du travail et abolir les contrats de sous-traitance dans le secteur privé. Comme un perroquet, le ministre répète les éléments de langage du président de la République de « traites d'êtres humains » et « d'exploitation des travailleurs les plus pauvres et vulnérables ».
S'il est indéniable que la volonté du président de la République est louable et part de bons sentiments, il n'en demeure pas moins qu'elle est désastreuse sur le plan économique. Pour le secteur public, elle va aggraver encore davantage le déficit budgétaire de l'Etat. Pour le secteur privé, elle va créer de l'inflation au mieux et, au pire, pousser les chefs d'entreprise (notamment les plus petites) à enfreindre la nouvelle législation si jamais elle est adoptée par le parlement qui a la réputation de prendre les désirs du pouvoir exécutif pour des ordres. Ce qui est évident, c'est que le chef de l'Etat montre, une nouvelle fois, qu'il ne maitrise pas son sujet et que sa décision n'est pas basée sur des études précises. Il part de cas véritablement esclavagistes et généralise sur l'ensemble des entreprises qu'elles soient publiques ou privées. Il cite des chiffres et les utilise, de bonne ou de mauvaise foi, pour diaboliser la sous-traitance sans pour autant comprendre le détail de ces chiffres. Ainsi, quand il a reçu Ahmed Hachani le 6 mars, il a évoqué le cas d'une société qui est payée 1410 dinars pour chaque contrat de sous-traitance conclu, alors que le personnel d'entretien contractuel ne perçoit pas plus de 570 dinars. Les chiffres donnés par le président de la République sont exacts, mais ils ne prennent pas en considération les dépenses totales de la société en question. Dans les 1410 dinars reçus par la société en question, il y a les taxes et impôts sur le revenu du salarié et retenus à la source, ainsi que les cotisations sociales à la CNSS. Il y a également le 13e mois, imposé par la législation, ainsi que les congés annuels et les congés de maladie pris en charge par la société. Outre les frais imposés par la loi et qui concernent le travailleur, il y a les frais de la logistique de la société, les frais d'équipement de travail, les produits qu'utilise le salarié pour son travail (détergents, parfumeurs, etc s'il s'agit d'un personnel d'entretien) ainsi que les taxes sur les sociétés. Autant de dépenses qui expliquent la différence de prix entre les 1410 dinars perçus par la société et les 570 dinars payés par la société. D'une manière générale, et ceci est facilement vérifiable, les sociétés de sous-traitance ne sont pas réputées rouler sur l'or. Essentiellement utilisé pour le nettoyage et le gardiennage, le secteur est fortement concurrentiel et il y a une véritable bataille de prix sur le marché pour un bénéfice net final des plus dérisoires.
Le recours à ce genre de sociétés de sous-traitance est nécessaire, que ce soit pour le public ou le privé, et il est justifié par des raisons économiques et de bon sens. Une petite entreprise a besoin d'une technicienne de surface (anciennement appelée femme de ménage) pour une heure de travail par jour, il n'y a aucune raison qu'elle en recrute pour un plein temps de 48 heures par semaine. En recourant aux sociétés de sous-traitance, l'entreprise ne paie que le service rendu dont elle a exactement besoin. En cas d'absence de l'agent en question, la société de sous-traitance lui assure quand même le travail en lui mobilisant un autre immédiatement. De plus, la société reste concentrée sur son secteur d'activité et n'aura pas à gérer la logistique et le personnel spécialisé dont elle ne maitrise pas les particularités. Ce qui est valable pour le gardiennage et l'hygiène est également valable pour la comptabilité, la maintenance informatique, l'entretien régulier des équipements et installations électriques, etc., autant de domaines où les entreprises (et même les particuliers) sous-traitent puisqu'ils ne nécessitent que du travail à temps partiel.
En interdisant la sous-traitance, Kaïs Saïed va obliger les entreprises publiques à recruter du personnel à plein temps dont elle n'a besoin qu'à temps partiel. Il les oblige également à une logistique budgétivore et énergivore qu'elles ne maitrisent pas. Bon à rappeler, le recrutement est gelé dans le secteur public depuis des années et l'Etat souffre, déjà, du déficit abyssal de son budget. Pour le privé, l'interdiction de la sous-traitance est inapplicable sur le terrain. C'est tout simplement contraire à la logique économique que de recruter et de payer un personnel pour 48 heures de travail par semaine, alors que celui-ci ne va travailler réellement que cinq heures, voire moins quand il s'agit de travaux de maintenance ou de comptabilité. Chaque fois qu'il s'agit d'économie, Kaïs Saïed a le chic de mettre le pied dans le plat. Il agit comme un éléphant dans un magasin de porcelaine et chamboule tout sur son passage par ignorance totale de la réalité du terrain et des chiffres. Sous prétexte de bonnes intentions, il met à mal l'écosystème économique et ne se rend pas compte de la gravité et des conséquences désastreuses de ses décisions, puisqu'il prend ces décisions sans étude préalable.