Le ministère de l'Intérieur a publié, mercredi 6 août, un communiqué au ton inhabituellement virulent. Il laisse transparaître un profond malaise au sommet de l'appareil sécuritaire et une réelle colère du ministre Khaled Nouri. En ligne de mire : une série de publications incendiaires visant directement le ministre, son secrétaire d'Etat, ainsi que plusieurs hauts responsables. À l'origine de ces attaques, des figures médiatiques connues pour leur proximité avec le président. Une séquence inédite, qui met à nu les failles d'une institution longtemps considérée comme imprenable. Le ministère de l'Intérieur a publié, mercredi 6 août 2025, un communiqué non signé mais inhabituellement virulent. Non signé, il n'en reflète pas moins une colère palpable. Celle du ministre Khaled Nouri, à l'évidence. Celle aussi, probablement, de son secrétaire d'Etat chargé de la sécurité nationale, Sofiane Bessadok. En toile de fond : une campagne de dénigrement qui ne cesse de prendre de l'ampleur sur les réseaux sociaux. Dans un langage inhabituellement direct, le ministère de l'Intérieur dénonce une campagne de désinformation « relayée par certaines pages suspectes sur les réseaux sociaux », et accuse des « parties bien connues » de propager sciemment de fausses accusations visant l'institution sécuritaire et ses responsables. Cette mise en garde officielle, en coordination avec la justice, annonce des poursuites contre les auteurs présumés de ces publications, qu'ils soient en Tunisie ou à l'étranger. Le ministère estime que ces attaques cherchent à affaiblir l'Etat, à entraver l'action des forces de sécurité et à semer le trouble à un moment où, selon le communiqué, des résultats « positifs » ont été obtenus contre la criminalité. Mais au-delà de la forme institutionnelle, c'est bien un ton de rupture qui transparaît. Car rarement le ministère de l'Intérieur s'est exprimé de manière aussi frontale.
Une campagne offensive… et ciblée Parmi les dizaines de pages à l'origine des attaques contre le ministère, deux noms dominent : ceux des frères Moez et Naëm Haj Mansour. Le premier, enseignant très suivi sur les réseaux sociaux, dans la radio El Amal et à la télévision Al Janoubia, connu pour son soutien zélé au président de la République. Le second, également influent, lui a emboîté le pas en publiant hier soir une réponse acerbe au communiqué officiel. À eux deux, ils cumulent des dizaines de milliers d'abonnés et followers. Depuis plusieurs jours, les deux frères mènent une campagne méthodique contre le ministre de l'Intérieur et plusieurs hauts responsables sécuritaires, cités nommément avec leurs grades et leurs postes. Ils reprochent notamment au ministre de ne pas avoir exécuté un ordre direct du président, qui aurait exigé le limogeage d'un haut cadre du ministère. Ce dernier, bien que supposément révoqué, continuerait à tirer les ficelles depuis l'ombre, avec la complicité passive — voire active — d'autres responsables en place. D'après leurs publications, un haut responsable actuellement en fonction consulterait toujours son prédécesseur, malgré son éviction officielle. Dans le même registre, Moez Haj Mansour affirme que les services de renseignement du ministère sont totalement dépassés, voire aveugles, face à l'infiltration d'agents étrangers sur le territoire, évoquant explicitement la présence du Mossad en Tunisie. Sans sourciller, il affirme que les espions israéliens sont « partout » et que personne au sein du ministère ne semble vouloir les voir, encore moins les contrer. Il accuse également plusieurs hauts cadres — nommément cités — de protéger l'avocat Imed Ben Halima, qui, selon lui, aurait été condamné à de la prison ferme mais continuerait à jouir d'une liberté totale grâce à leur complicité supposée. Dans un autre message, il dénonce la prétendue prolifération de réseaux de prostitution dans les quartiers chics, les grandes villes et les complexes hôteliers, accusant le ministère de fermer les yeux sur ces activités illégales. Le tableau qu'il dresse est sombre et alarmiste. Il mêle récits sensationnalistes, références à des figures connues, et affirmations graves sur l'état de l'institution sécuritaire. Le tout dans un style direct, incisif, et redoutablement viral. L'ensemble de ces accusations repose sur des affirmations non vérifiées, souvent invérifiables, et relève d'un discours aussi sensationnaliste que polémique. Mais leur viralité sur les réseaux sociaux leur confère une portée inédite, à laquelle le ministère a visiblement décidé de répliquer.
Une impunité qui interroge Deux heures à peine après la publication du communiqué du ministère de l'Intérieur, Naëm Haj Mansour publie une réponse incendiaire. Dans sa contre-attaque, il reproche au ministère son inaction prolongée face à des blogueurs instrumentalisés, et accuse des cadres sécuritaires d'avoir eux-mêmes alimenté certaines pages en informations sensibles. Il s'étonne que des centaines de plaintes déposées pour diffamation ou atteinte à la vie privée soient restées sans suite. Et il insinue que le timing du communiqué n'est pas anodin, faisant allusion à une possible instrumentalisation politique. Selon leurs propres déclarations, les deux frères font l'objet de dizaines de plaintes pour diffamation, atteinte à la vie privée ou incitation à la haine. Pourtant, très peu de ces procédures ont été menées à terme. Moez Haj Mansour a été condamné récemment à deux mois de prison avec sursis, mais continue de s'exprimer librement. Quant à Naëm, malgré ses publications tout aussi incendiaires, il n'a à ce jour subi aucune conséquence judiciaire significative. Cette relative immunité alimente l'idée d'une proximité, réelle ou supposée, avec le chef de l'Etat. Dans chacune de leurs publications, les deux frères affichent un soutien sans nuance au président de la République, se présentant comme ses défenseurs, ses relais, voire ses interprètes officieux. Ils prennent sa défense contre ses adversaires, mais aussi contre ceux qu'ils soupçonnent de ne pas exécuter fidèlement ses consignes. Leur positionnement leur confère une aura particulière dans les cercles pro-régime, mais suscite, à l'inverse, un malaise croissant dans les milieux sécuritaires et judiciaires, où l'on s'interroge sur la portée de leurs propos et sur les soutiens dont ils jouissent. Le fait qu'ils s'attaquent aussi frontalement à un ministre en exercice, au cœur de l'appareil répressif, donne à leur campagne une dimension politique majeure. Elle ne peut plus être perçue comme une simple dérive de la liberté d'expression, mais bien comme un message adressé à l'intérieur même de l'Etat.
Un syndicat fantôme et des accusations explosives Derrière cette guerre d'influence, se dessine un affrontement plus vaste entre différentes sphères de pouvoir, de loyautés supposées et d'intérêts divergents. Car l'affaire ne se limite pas aux frères Haj Mansour. D'autres publications anonymes, se réclamant d'un syndicat des forces de sécurité intérieure — dont l'existence même reste incertaine — enfoncent le clou. Dans deux publications distinctes, cette page aux allures syndicales évoque une infiltration généralisée des réseaux de drogue dans l'appareil d'Etat, et accuse nommément plusieurs responsables sécuritaires. Elle affirme qu'un agent récemment arrêté pour trafic supervisait un large réseau de distribution à partir de la banlieue nord de la capitale, en utilisant des véhicules administratifs. Ce dernier aurait bénéficié de protections en interne, en raison de liens familiaux au sommet de la hiérarchie. Une autre publication décrit une réunion houleuse au sein du ministère, où un haut responsable aurait dénoncé ce qu'il appelle « la saison des fuites en karkaara » (موسم الهروب بالكركارة), en référence aux demandes soudaines de mutations diplomatiques émises par plusieurs hauts cadres sécuritaires. Ces derniers auraient, selon ce récit, tenté de quitter le pays pour échapper à de potentielles poursuites. Le ministre, alerté, aurait ordonné un gel de ces demandes et exigé un audit préalable sur chaque parcours. Ces textes, s'ils restent invérifiables, viennent alimenter une atmosphère de suspicion généralisée autour de l'appareil sécuritaire, et donnent le ton d'un débat qui dépasse de loin la simple gestion interne du ministère.
Une citadelle fissurée Longtemps perçu comme un sanctuaire intouchable de l'Etat, le ministère de l'Intérieur a toujours bénéficié d'une forme d'immunité politique, médiatique et symbolique. Les opposants s'y attaquent rarement, les médias encore moins. Même au plus fort des crises politiques post-révolutionnaires, les institutions sécuritaires ont été préservées d'un certain niveau de critique directe, notamment lorsqu'il s'agissait de nommer leurs responsables ou d'exposer leurs mécanismes internes. Ce qui se passe aujourd'hui est donc totalement inédit. Voir des personnalités publiques s'attaquer frontalement à l'un des ministères les plus sensibles du pays, citer nommément plusieurs de ses hauts responsables et publier à la chaîne des accusations relevant, pour certaines, du secret d'Etat, marque une rupture. Rupture dans les usages, rupture dans les rapports de force, mais aussi rupture dans l'autorité de l'appareil. Le plus préoccupant reste l'impunité apparente dont jouissent les auteurs de ces campagnes. Malgré les dizaines de poursuites judiciaires à leur encontre, très peu ont abouti à des condamnations fermes. Le ton continue donc de monter, chaque jour davantage, avec une audace proportionnelle à l'absence de réaction coercitive. Et cette audace puise sa légitimité dans une proximité affichée — ou supposée — avec le président de la République. C'est cette équation qui déstabilise l'institution sécuritaire, car elle brouille la hiérarchie des responsabilités, renverse les équilibres, et crée une forme de vide d'autorité. Mais il y a plus grave encore. En diffusant les noms de hauts cadres sécuritaires sur la place publique, ces campagnes mettent directement en péril la sécurité de l'Etat. Ces informations relèvent du secret le plus absolu. Leur divulgation constitue une menace sérieuse pour les personnes concernées, pour le fonctionnement des services, et pour la stabilité du pays. Ce n'est plus seulement une affaire de diffamation ou d'atteinte à la réputation. C'est un processus de déliquescence progressive d'un pan entier de l'appareil d'Etat, orchestré par des individus qui opèrent en toute liberté, à visage découvert, sans crainte apparente de rétribution. En ce sens, le communiqué incendiaire du 6 août ne dit pas seulement la colère d'un ministre. Il acte aussi, malgré lui, un basculement : celui d'une institution jadis imprenable, désormais exposée, fragilisée, et même prise pour cible au cœur de ce qui ressemble, de plus en plus, à une guerre d'influence interne à l'Etat.