Depuis qu'il est entré par effraction en politique, on aura tout dit de lui : novice, velléitaire, honnête, exemplaire, sauveur, mégalomane, tyrannique, et j'en passe. On s'est arrêté à raison sur la figure du leader populiste dont il partage un certain nombre de caractères : la haine des élites, l'hostilité aux instances électives, aux partis et aux corps intermédiaires, la méfiance à l'égard des médias, la suspicion généralisée, le complot permanent ourdi par des mains invisibles, et le culte d'un sauveur qui condescend à prendre part à une aventure politique à laquelle il n'était pas préparé. C'est en gros le profil de Saïed. Mais avec les dernières manœuvres politiques autour de la formation du gouvernement, il se « réconcilie » momentanément avec les fondamentaux de la vie politique, les partis politiques, en proposant de refuser la confiance au gouvernement Mechichi qui est sa création. Plus, en promettant aux partis de ne pas dissoudre l'ARP en cas de rejet du gouvernement Mechichi, il met fin à ses rêveries de tout chambouler et de recommencer à zéro. De surcroît, lors de la prestation de serment des membres du gouvernement, il fait une entorse au décorum, la parole adéquate dans une situation donnée. Ce n'était pas le moment de se montrer mauvais perdant. Simple rappel, il était également discourtois le 13 août de rejeter violemment devant un parterre de femmes à l'occasion de la fête de la Femme, l'égalité en matière successorale. Les philosophes appellent ce mélange de genres l'inculture. Finalement, il s'est révélé un imposteur, c'est-à-dire quelqu'un qui trompe autrui sur ce qu'il est véritablement et qui lui fait croire des choses qui ne sont pas. L'imposture est une qualification politique aussi vieille que la philosophie grecque. A dire vrai, les Grecs ne comptent pas l'imposteur parmi les grandes figures politiques repoussantes, tels le sophiste, le démagogue ou le tyran. En un certain sens, l'imposteur tient du sophiste, cet orateur, éloquent qui subjugue son auditoire par l'art de manier le verbe. Et dans un certain sens, Saïed fait dans une parole bavarde, saccadée. Plagiaire des grands orateurs, sa parole devance sa pensée, le mettant dans la posture de quelqu'un qui cherche le mot d'après. Il donne l'air d'être irrité par quelque chose d'inavoué qu'on peine à concevoir. C'est un charlatan au sens technique du terme : quelqu'un qui parle avec emphase (de l'italien ciarlatano). Mais le sophiste est une figure noble (le nom est formé tout de même de sophia). C'est un rhéteur qui n'a d'autres prétentions que d'apprendre aux jeunes politiciens grecs riches et distingués l'art de conquérir une assemblée, pour obtenir ses suffrages. Il ne croit pas au vrai, il manie l'art de fabriquer le discours. Et là, Saïed n'y est pas. Il n'apprend rien à personne. Est-il démagogue ? En un certain sens, oui. Il flatte le peuple par des paroles ou des actes pour se faire élire : Le peuple veut !, lors-même qu'il épilogue sur ce que le peuple devra vouloir. C'est cela la supercherie. Il n'arrive cependant pas à devenir un véritable démagogue au sens grec du terme : étymologiquement un chef (gogue) qui conduit le peuple (démos). Il a beau vociférer, il n'arrive pas à devenir le chef du peuple. Ses affidés multiplient sans succès les menaces de faire descendre un million du « peuple qui veut » dans la rue, au Bardo, à la Kasbah… Saïed n'est pas un tyran, un homme qui gouverne seul par la peur. On en est loin. Il a des velléités despotiques. On le voit. Irascible, il exerce sa tyrannie sur sa domesticité politique, formée de personnes dociles ou sans reliefs. La vraie tyrannie, elle est au-dessus de ses moyens. Un tyran est un cannibale, un loup qui dévore son troupeau, un vampire qui se ravitaille du sang des vivants. Saïed n'arrive même pas à être cruel.
Saïed est un mystificateur, un mystagogue, c'est à dire un chef de la mystification. A la différence du démagogue, le mystificateur ne flatte pas l'amour-propre du peuple. Il le fourvoie. Saïed trompe les gens sur son parcours biographique, tout fait de lacunes et des demi-vérités. Il a laissé dire des choses et il en a rajoutées. Par pudeur je n'en dirai pas plus. Mais l'essentiel est politique. Il déclare « Je ne suis pas là pour vendre des illusions », parce qu'il en a à revendre. Il fait commerce des choses inlassablement vues, lues et entendues, sur les défauts de la démocratie représentative, les errements des partis politiques, la corruption des élites et de semblables travers de la vie politique. Il fait recette d'idées basiques, mille fois débitées dans les amphis, sur la distinction entre constitution formelle et réelle, légitimité et légitimation (comme il utilise le mot arabe chariyya et machrouyya, on ignore s'il parle de légalité et de légitimité ou de légalité et légitimité. Il faut lire Weber pour connaître ces nuances), loi, décret et règlement, signer et promulguer… Il prend avantage de la crédulité des gens. Les braves gens se sont laissés abuser et les jeunes, assoiffés de probité, ont été éblouis par une figure exemplaire quasi-socratique, c'est-à-dire quelqu'un censé se gouverner lui-même et qui se trouve contraint de se dévouer, devenir le chef de la cité contre sa propre volonté. Le secret de sa réussite : il nourrit l'imaginaire par un récit mythique autour d'un phalanstère, une Icarie (une utopie sociale alliant les idées communistes à l'Ecclésia chrétienne), un rêve partagé par ses partisans, en l'espèce des « soviets de droite » (Saïed n'aime la gauche qu'en tant que machine électorale). Il promet de réformer une démocratie inventée par le duo Périclès (la lignée des politiciens) et Platon (la lignée des philosophes), des Grecs aux contemporains. C'est-à-dire réussir là où 24 siècles de philosophie et de pratique politique ont lamentablement échoué. Quelle arrogance ! Quelle supercherie ! Il y a eu même des lettrés éclairés, de vrais pros de l'action militante, pour y croire, pour prendre Saïed au sérieux, donnant ainsi la preuve que le vrai problème est l'inconsistance des élites et la fragilité de la culture politique dans ce pays, deux faiblesses que Saïed a exploité pour accréditer son impostura, une chimère. Maintenant, que fait l'imposteur quand il est démasqué ? Difficile de répondre. Un honnête homme fait amende honorable, dit-on. Un sage décide de désapprendre ce qu'il prétend connaître, boit la ciguë ou se taille les veines. Un politique avisé se réinvente. L'homme immature s'obstine. Il devient la risée des gens.