L'enquête semestrielle de l'INS, réalisée en mai 2025 auprès de 1.030 entreprises et publiée cette semaine, révèle un paradoxe : les anticipations d'investissement bondissent, mais la situation actuelle reste morose. Les secteurs progressent en ordre dispersé et les industriels dénoncent des freins persistants. Chaque semestre, l'Institut national de la statistique (INS) dresse le baromètre de l'investissement industriel. Le dernier sondage, mené en mai 2025 et publié cette semaine, marque une rupture statistique : après une année 2024 marquée par la défiance, le solde d'opinion sur les anticipations passe à +27, contre un maigre +8 seulement six mois plus tôt. Autrement dit, sur le papier, l'industrie tunisienne retrouve l'envie d'investir. Mais derrière ce chiffre euphorique se cache une réalité plus amère. Le solde courant, qui mesure la perception de la situation réelle au premier semestre 2025, reste négatif à -3, certes meilleur qu'au semestre précédent (-17), mais révélateur d'une industrie qui survit plus qu'elle n'avance.
Des secteurs qui tirent, d'autres qui s'enfoncent Les disparités sectorielles sont criantes. Les industries mécaniques et électriques affichent un redressement spectaculaire, leur solde bondissant de 6 % à 22 %. La chimie progresse elle aussi, passant de 10 % à 18 %. Les matériaux de construction et le verre enregistrent un passage de 3 % à 15 %. À l'inverse, l'agroalimentaire s'effondre, avec un solde qui dégringole de 29 % à 5 %. Le textile et l'habillement stagnent dans le rouge, affichant des soldes négatifs récurrents, symptôme d'un secteur sinistré et incapable de se réinventer. Un industriel de Sfax, actif dans la transformation alimentaire, résume : « Nos marges sont laminées, la consommation intérieure est atone et les distributeurs imposent des prix intenables. L'investissement ? On le limite à la maintenance, rien de plus. »
Un optimisme artificiel ? L'INS note qu'en moyenne 18 % des industriels déclarent vouloir investir davantage au second semestre 2025, contre 8 % au semestre précédent. Cette embellie tient principalement aux filières exportatrices, notamment la mécanique-électricité et la chimie, dont les carnets de commandes commencent à se regarnir. À Ben Arous, le directeur d'une PME de câblage nuance cet optimisme : « Oui, nous avons rouvert une ligne fermée depuis 2022, mais je n'investis qu'en petites tranches. Les banques restent frileuses et les coûts énergétiques plombent nos marges. La reprise, je veux bien y croire, mais sur le terrain, c'est encore un pari. »
Des freins toujours inchangés Au-delà des chiffres, l'enquête confirme que les verrous structurels demeurent intacts : Accès au financement : le crédit d'investissement reste coûteux et conditionné à des garanties jugées excessives. Coûts énergétiques : un facteur de fragilisation majeure, notamment pour la chimie et le ciment. Instabilité réglementaire : chaque projet est reporté dans l'attente de règles du jeu plus claires. C'est là que réside la contradiction : l'INS enregistre un regain d'optimisme statistique, mais les témoignages d'industriels traduisent une réalité beaucoup plus hésitante. C'est le même constat que l'on a fait lors de la publication des chiffres de la croissante, officiellement de 3,2%, mais totalement atone tel que les citoyens, observateurs et économistes la ressentent. Aussi bien pour la croissance économique en général que pour l'industrie en particulier, il y un décalage entre le réel et le ressenti. Très probablement, ce décalage se ressent également pour l'inflation.
Derrière l'INS, la politique industrielle en question La publication de cette enquête met en lumière un malaise plus large : l'Etat se satisfait d'indicateurs qui progressent, mais les industriels eux-mêmes peinent à transformer cet optimisme en projets concrets. Sans réforme du système bancaire, sans stratégie énergétique claire et sans stabilité réglementaire, les intentions resteront des intentions. Pire encore, le gouvernement donne l'impression de se cacher derrière les chiffres pour éviter d'affronter les vrais problèmes. Les gouvernants se félicitent des anticipations de l'INS comme s'il s'agissait de réalisations tangibles, alors que dans les usines, les chefs d'entreprise parlent de survie au quotidien. Cette dissonance illustre une politique industrielle réduite à des slogans, incapable de répondre aux attentes du terrain. On relève d'ailleurs que Kaïs Saïed a pris pour témoin ces chiffres « glorieux » de la croissance et de l'inflation lors de sa rencontre cette semaine avec la ministre des Finances et le gouverneur de la Banque centrale. Des chiffres qui sont peut-être justes, mais qui ne réussissent pas à convaincre les acteurs sur le terrain et les citoyens.
La fracture, plus que l'optimisme En apparence, le bond des anticipations (+27) pourrait donner l'illusion d'une relance. Mais il ne s'agit que d'un indicateur d'humeur, pas d'une réalité tangible. L'industrie tunisienne continue de fonctionner à deux vitesses : d'un côté, des secteurs tournés vers l'export, comme la mécanique ou la chimie, qui trouvent encore des relais de croissance grâce à la demande extérieure ; de l'autre, des filières entières, comme l'agroalimentaire ou le textile, condamnées à l'attentisme faute de perspectives locales. C'est là que réside la véritable fracture : les chiffres flatteurs masquent un déséquilibre profond et durable entre les branches qui avancent et celles qui s'enfoncent. Les premières survivent malgré l'Etat, les secondes coulent à cause de lui. Car les freins sont connus, identifiés depuis des années : coût prohibitif de l'énergie, crédit d'investissement inaccessible, instabilité des règles du jeu. Rien n'a été fait pour les lever. En se réfugiant derrière les courbes de l'INS, le gouvernement entretient une illusion dangereuse. La fracture ne se limite pas à l'économie, elle est aussi politique : entre une administration qui se satisfait d'indicateurs statistiques et un tissu industriel qui réclame des mesures concrètes, immédiates et courageuses. Tant que cette fracture persistera, l'investissement restera une promesse sans lendemain, une statistique de plus dans les communiqués officiels et une désillusion de plus dans les ateliers.
Maya Bouallégui
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