Quatre-vingt-dix navires de guerre déployés le long des côtes tunisiennes par le président en réaction aux événements de Sidi Bou Saïd. Il suffisait d'un TikTok pour transformer le pays en superpuissance maritime. La nouvelle a circulé à une vitesse foudroyante, relayée sans distance critique par une foule de convaincus. Même une ancienne ministre de l'Education s'est laissée emporter par la vague, partageant avec fierté cette armada sortie de nulle part. La Tunisie, soudain, réincarnée en thalassocratie antique, prête à faire trembler toute la Méditerranée. Problème : cette flotte est un mirage, une rumeur, un vide maquillé en spectacle.
Les rumeurs comme gouvernance parallèle Car la « flotte fantôme » est bien plus qu'une anecdote grotesque. Elle est le symbole d'un mode de gouvernance et d'une époque. Beaucoup de bruit pour rien, beaucoup d'images pour masquer l'absence de substance. Là où les faits devraient s'imposer, le récit prend le dessus. Là où la raison devrait guider, l'émotion dicte la réaction. Ce succès viral n'est pas un hasard. Il tombe sur un terrain parfaitement préparé : une population lobotomisée, biberonnée à la propagande et au sensationnel. Les réseaux sociaux ne sont plus un outil d'information mais un canal de conditionnement collectif. La logique et l'esprit critique se sont évaporés, remplacés par le réflexe pavlovien de « liker » et partager la moindre illusion rassurante. Exit la raison, place au pathos. Dans un pays sans flotte, nous avons une armada… de crédules. Il serait facile de se contenter de rire de ces 90 navires imaginaires. Mais l'affaire révèle une tendance plus inquiétante. Les rumeurs sont devenues un instrument de gouvernance parallèle. Les propagandistes et relais du régime se nourrissent de cette confusion qu'ils alimentent sciemment. Les coups de communication tiennent lieu de stratégie, les récits alternatifs se substituent à la réalité. Nous voilà en plein dans l'ère de la post-vérité, où l'illusion vaut plus que le fait et où le mensonge s'installe comme horizon partagé.
Al Soumoud ou la pyromanie du récit officiel et officieux La preuve par l'exemple : la flottille Al Soumoud, partie de Barcelone pour briser le blocus israélien sur Gaza. À son arrivée en Tunisie, les navires ont été accueillis avec fierté. Enfin, un geste humanitaire, un symbole concret de solidarité. Mais tout a basculé les 8 et 9 septembre. Un mystérieux incendie sur la principale embarcation, que les organisateurs attribuent à un projectile lancé par drone, est réduit par la version officielle à un banal mégot de cigarette pyromane. Le lendemain, une attaque cette fois confirmée par les autorités aurait pu clore le débat. C'était sans compter sur la propagande locale. Car en quelques heures, les participants à la flottille se sont retrouvés pris dans une cabale orchestrée : accusés d'organiser des beuveries, de faire des barbecues de poisson pendant que les Gazaouis meurent de faim, puis soupçonnés carrément de comploter contre la Tunisie et son président. Les relais du régime ont martelé ce récit délirant jusqu'à installer le doute dans une opinion publique déjà conditionnée. Les activistes pacifistes venus des quatre coins du monde en soutien aux Palestiniens se transforment, dans l'imaginaire collectif, en suspects menaçant la stabilité nationale. La manipulation est totale. Pourquoi toute cette cabale ? Parce que le pouvoir est dans l'embarras. La stratégie du dénigrement est ainsi toute trouvée. C'est là tout le drame. Une société entière bascule dans l'irrationnel, guidée non plus par la raison mais par le soupçon, la peur et la ferveur aveugle. Quand une population devient manipulable à ce point, toutes les dérives deviennent possibles. Les illusions remplacent les faits, les rumeurs se muent en certitudes, et le pouvoir prospère sur le terreau fertile de la crédulité.
Alors oui, la rumeur des 90 navires pourrait passer pour un gag. Mais elle est symptomatique d'un mécanisme aux conséquences autrement plus graves, celui d'une société qui abdique son esprit critique et s'en remet à des fables d'Etat et de réseaux sociaux. Quand la flotte n'existe pas mais qu'on y croit, il n'y a plus de limites aux illusions collectives. Après la flotte fantôme, on attend l'aviation invisible et les sous-marins holographiques. La Tunisie est décidément entrée dans l'ère des armées imaginaires — un monde où la propagande fabrique des victoires pendant que la réalité sombre.