Deux nuits de suite, les 8 et 9 septembre 2025, des navires de la flottille Al Soumoud sont ciblés par des objets lumineux descendant verticalement, provoquant aussitôt un incendie. À première vue, il s'agirait de projectiles lancés par des drones. La première nuit, le régime minimise et parle d'une cigarette ; ses relais ironisent sur un « barbecue arrosé », allant jusqu'à contester l'authenticité des vidéos, leur lieu et leur date. La seconde nuit, silence total des autorités comme de leurs relais. Une démonstration, une fois encore, de l'incapacité chronique de l'Etat tunisien à gérer une communication de crise. Lundi 8 septembre, un peu avant minuit, les réseaux sociaux découvrent effarés que le navire amiral Family de la flottille Al Soumoud a été visé par un projectile venu du ciel. La séquence accroche immédiatement des milliers de Tunisiens encore réveillés, d'autant que la flottille — composée de plusieurs navires et qui fait la fierté d'une partie de l'opinion — doit partir cette semaine pour Gaza avec à son bord des dizaines de militants de plusieurs nationalités. Les occupants témoignent de la présence d'un drone et les regards se tournent vers Israël, le seul à qui le crime profite. Quelques médias s'emparent aussitôt de l'affaire (dont Business News et Mosaïque FM qui a dépêché un journaliste sur place) et relaient vidéos et témoignages. À 2h14, la direction générale de la Garde nationale publie un communiqué niant la présence d'un drone et imputant l'incendie à un briquet et une cigarette. Pas d'« attaque externe offensive », assure-t-elle, en admonestant les citoyens de ne suivre que l'« information officielle » et non les « rumeurs ». À 3h31, c'est au tour du ministère de l'Intérieur de relayer un communiqué affirmant approximativement la même chose.
Le décalage présidentiel… et la communication parallèle Alors que l'opinion attend un signal venu de Carthage, deux communiqués tombent à 3h43 et 3h44… sans rapport avec l'incident. De simples notules sur les activités ordinaires de Kaïs Saïed, dans un arabe compassé, totalement hors-sujet. Concomitamment, à 3 h 05, le propagandiste zélé Riadh Jrad publie un post Facebook « confirmant » la version officielle et ajoutant des détails « croustillants » : il accuse les militants d'avoir « fait un barbecue de poisson » et « provoqué le chaos ». Dans la foulée, il signale que plusieurs parmi eux étaient souls, alors que leur prétendue ivresse n'a rien à voir avec le sujet de l'hypothétique attaque de drone. Un stratagème d'habitude utilisé par les islamistes quand ils veulent discréditer un adversaire. Au petit matin, d'autres propagandistes, dont Bassel Torjman, jurent à leur tour que la version officielle et celle de M. Jrad est « la vérité absolue ». Les deux communiqués sécuritaires, l'impensable déconnexion de Carthage et les publications des propagandistes jettent le trouble chez les uns et provoquent la risée des autres. Riadh Jrad est un habitué de la communication parallèle du régime, utilisé depuis des années pour faire passer des messages que le pouvoir n'assume pas officiellement. L'insinuation selon laquelle les militants pro-palestiniens seraient menteurs et soulards n'a rien d'innocent. Elle reflète l'état d'esprit des autorités face à un mouvement très populaire qui lui échappe, au moins partiellement. Sauf que cette fois, la mèche est trop grosse. Les réseaux sociaux tournent en dérision la communication officielle et officieuse : des dizaines d'images générées par IA circulent, montrant des drones fumant des cigarettes ou transformés en briquets. Le régime a voulu discréditer les activistes pro-palestiniens ; c'est lui qui se retrouve discrédité. Pire : c'est l'Etat.
Le remake du 9 septembre Mardi 9 septembre, peu avant minuit, un second navire est touché : l'Alma, battant pavillon britannique. Même mode opératoire que la veille, selon les témoins, il s'agirait d'un drone. Les responsables de la flottille soupçonnent un acte hostile d'origine israélienne, visant un bateau qui transportait neuf militants pro-palestiniens. Comme la veille, seulement des dégâts matériels, aucune perte humaine. On attend une réaction des autorités. Elle ne viendra pas, à la différence de la nuit précédente. Pas même celle des propagandistes, d'ordinaire si prolixes et réactifs. Seul le ministère des Affaires étrangères diffuse à 1 h 40 un communiqué… qui ne concerne pas la flottille, mais l'attaque israélienne à Doha de la veille. Un texte aux accents très saïediens, semblant rédigé par le président lui-même.
Une faillite chronique de la communication La communication risible du 8 septembre et le silence radio du 9, sur deux incidents graves où l'on soupçonne fortement Israël, le seul à qui le crime profite, traduisent une absence totale de maîtrise des sciences de la communication. Ce n'est pas une première. Sous Ben Ali, en 2002, après l'attentat de la Ghriba à Djerba, le régime parlait d'une bonbonne de gaz. En décembre 2016, sous Béji Caïd Essebsi, l'ingénieur tunisien Mohamed Zouari, qui fabriquait des drones pour le Hamas, était assassiné à Sfax par un prétendu journaliste allemand : silence et déni au départ, jusqu'à ce que le journaliste Borhen Bsaïs (aujourd'hui en prison pour ses opinions) révèle l'affaire et force l'Etat à admettre tardivement la présence d'un terroriste étranger sur le sol tunisien. En mai 2023, nouvel attentat à la Ghriba : témoins et ONG parlent d'attaque terroriste, les autorités minimisent en évoquant la désobéissance d'un agent de la garde nationale qui a tiré des coups de feu aléatoires vers les unités sécuritaires installées sur les lieux. En janvier dernier, un homme s'immole et tente d'entrer à la synagogue de l'avenue de la Liberté à Tunis : le ministère de l'Intérieur écarte l'hypothèse d'attentat, préférant celle de troubles psychiatriques. À ce jour, on n'en sait guère plus : l'affaire a été vite étouffée et oubliée.
L'intox prospère dans le vide officiel La communication de l'Etat en général et la communication de crise en particulier a toujours été un talon d'Achille pour les autorités tunisiennes. Et le problème s'est accentué sous Kaïs Saïed, qui n'a pas de responsable de communication depuis octobre 2020. À en juger par la forme des communiqués et leurs horaires tardifs, il semble que le président les rédige lui-même. Même vide à la Primature et quand le poste est pourvu, la presse est tenue à distance, sinon ignorée. Plus grave encore, le régime vient de fermer l'Instance d'accès à l'information (INAI), qui contraignait les institutions à répondre aux demandes des citoyens et des journalistes. Pendant ce temps, l'IPSI continue de former des dizaines de diplômés en communication chaque année… laissés aux portes d'un Etat qui ne veut pas communiquer. L'absence de sources officielles ou officieuses fiables ouvre un boulevard à l'intox. Sur les réseaux, chacun fabrique son récit. Certains médias, privés d'accès à des sources crédibles, se piègent eux-mêmes et relaient des éléments non vérifiés. Dans un contexte aussi sensible que celui de la flottille pro-palestinienne, la rumeur n'est jamais anodine : elle peut jeter l'opprobre sur les militants, alimenter la propagande adverse et fracturer l'opinion.
Ce qu'aurait dû faire l'Etat En matière de communication, surtout de communication de crise, les principes ne sont ni secrets ni théoriques : ils sont enseignés dans toutes les écoles spécialisées, répétés dans les manuels et pratiqués partout dans le monde. Trois mots suffisent à résumer cette discipline : rapidité, transparence, cohérence. Le soir du 8 septembre, l'Etat tunisien aurait dû appliquer cette règle d'or. Première étape : réagir vite, dans l'heure qui suit l'incident, pour montrer qu'il maîtrise la situation. Laisser les réseaux sociaux occuper le terrain pendant trois heures, c'est déjà perdre la bataille de l'opinion. Une conférence de presse immédiate, même avec des éléments partiels, aurait permis de donner un signal fort : l'Etat est présent, il parle, il agit. Deuxième étape : dire ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas encore. Rien n'est pire qu'un déni maladroit ou une explication ridicule — un drone réduit à une cigarette, un incendie assimilé à un barbecue d'ivrognes. La communication de crise ne repose pas sur l'invention d'histoires, mais sur la reconnaissance des faits établis et sur la promesse d'éclairer les zones d'ombre. Dire « nous enquêtons », « voici ce que nous avons constaté », « nous reviendrons vers vous » inspire plus de confiance qu'un mensonge vite démasqué. Troisième étape : parler d'une seule voix. Le 8 septembre au soir, trois versions différentes circulaient : celle de la Garde nationale, celle du ministère de l'Intérieur, celle des propagandistes improvisés. Résultat : cacophonie, confusion et discrédit. Une communication de crise exige une cellule unique, centralisée, capable de filtrer l'information et de délivrer un message clair, relayé à la fois par les institutions et leurs porte-paroles. Quatrième étape : adresser un message politique et symbolique. L'affaire ne concerne pas seulement un incendie sur un navire. Elle touche à une flottille qui porte un message humanitaire et qui incarne, pour une partie de l'opinion, une cause populaire : Gaza. Les autorités tunisiennes auraient dû exprimer publiquement leur solidarité avec les militants, condamner l'attaque présumée et annoncer des démarches diplomatiques auprès des instances internationales. En communication de crise, l'opinion attend des actes de leadership, pas des fables de comptoir. Enfin, cinquième étape : montrer que l'Etat reste en contrôle dans la durée. Cela suppose des points presse réguliers, une mise à jour transparente de l'enquête, et la désignation claire d'un responsable de la communication de crise — une figure identifiable, compétente, qui parle au nom de l'Etat et non à travers des communiqués anonymes envoyés au milieu de la nuit.
En résumé, les 8 et 9 septembre auraient dû être l'occasion pour l'Etat tunisien de démontrer une maîtrise de la situation et de restaurer la confiance. À la place, il a offert l'image d'un pouvoir absent, cacophonique, et parfois grotesque. Or en communication de crise, ce n'est pas seulement la réputation du régime qui est en jeu, c'est la crédibilité de l'Etat tout entier.