Du numérique à la finance, chaque déclaration gouvernementale semble défier la ligne présidentielle. En une semaine, la cheffe du gouvernement, la ministre des Finances et le gouverneur de la Banque centrale ont illustré, chacun à sa manière, l'art tunisien de dire une chose et de faire l'inverse. La Tunisie offre le spectacle d'un pouvoir qui marche à contre-courant de lui-même. Décoder la stratégie du pouvoir relève de l'exercice d'équilibriste et malin est celui qui la comprendra. D'un côté, un président qui tonne, de l'autre un gouvernement qui agit à contre-courant. Cette semaine, les signaux contradictoires envoyés par Carthage et la Kasbah illustrent mieux que jamais cette politique du grand écart. Mardi 16 septembre, la cheffe du gouvernement Sarra Zaâfrani Zenzri a présidé un conseil des ministres consacré au suivi de l'avancement des projets de transformation numérique de l'administration. Elle a insisté sur l'importance du digital pour « consacrer une administration tunisienne moderne fondée sur les données ouvertes et l'intelligence artificielle ». En apparence, le recours à l'IA traduit une certaine clairvoyance et un sens de l'anticipation de Mme Zaâfrani Zenzri, à l'image des gouvernements qui misent sur l'innovation pour moderniser l'action publique. Sauf que dans le cas tunisien, l'évocation de l'IA suscite davantage de méfiance et d'interrogations que de sérénité. Le président de la République, le 10 août 2023 lors de la Journée du savoir, avait déclaré solennellement que « l'intelligence artificielle est un outil qui attente à la pensée humaine » et qu'« il s'agit d'un danger imminent qui menace toute l'humanité ». Pour Kaïs Saïed, ce qu'on qualifie d'intelligence n'est en réalité qu'« une arme manipulée par une seule partie ».
Les inquiétudes justifiées de Kaïs Saïed Au-delà des atouts évidents de l'intelligence artificielle, désormais ancrée dans le quotidien de nombreux citoyens et entreprises (dont Business News désormais doté d'une charte d'utilisation interne pour ses journalistes), Kaïs Saïed n'a pas tort lorsqu'il avertit que l'IA peut devenir une arme contrôlée par une poignée d'acteurs. Qu'elle soit utilisée par des citoyens ou des entreprises privées ne regarde qu'eux, mais dès lors qu'elle devient un instrument d'Etat, les questions fusent : Quelle solution d'IA utiliser ? À quel dessein ? Quid des secrets de l'Etat ? Quid de l'espionnage et de l'espionnage économique ? Quid des données personnelles des citoyens ? Autant d'interrogations que la cheffe du gouvernement écarte d'un revers, préférant vanter l'IA sans jamais aborder les inquiétudes pourtant au cœur des débats internationaux, des Etats et des médias. Et sans se soucier que ses propos sont à l'opposé de ceux de Kaïs Saïed.
Notation souveraine : une vérité tronquée La deuxième contradiction gouvernementale est venue de la ministre des Finances. Lors des travaux de la 49ᵉ session du Conseil des gouverneurs des banques centrales et des institutions monétaires arabes, Mechket Slama Khaldi a affirmé que « l'amélioration de la notation souveraine de la Tunisie par les agences spécialisées constitue une preuve tangible de la résilience de l'économie nationale. » Un raccourci audacieux. L'amélioration d'une note souveraine ne traduit pas mécaniquement la solidité d'une économie. Il faudrait revenir à la longue explication de Fitch Ratings lorsqu'elle a décidé d'améliorer la note souveraine tunisienne. Lorsqu'elle a relevé la note tunisienne, l'agence a certes signalé une certaine résilience, mais elle a aussi rappelé que les niveaux actuels restent très en deçà de la moyenne 2010-2022. Mme Slama Khaldi n'a livré qu'une version partielle de la réalité. Surtout, ses propos défient ouvertement le président de la République, qui exècre les agences de notation et tourne en dérision leur rôle, allant jusqu'à les qualifier d'« Ommek Sannefa », du nom d'un célèbre livre de recettes tunisien. À plusieurs reprises, Kaïs Saïed a martelé que la situation financière de la Tunisie ne saurait être réduite à des chiffres et des taux, mais doit se juger à l'aune des conditions sociales. Que la ministre des Finances brandisse fièrement les notations souveraines revient donc à balayer les positions présidentielles d'un revers.
Plateforme financière ou mirage bancaire Troisième paradoxe, celui du gouverneur de la Banque centrale. Dans le même événement auquel a assisté la ministre des Finances, Fethi Zouhair Nouri a déclaré que la Tunisie ambitionne de devenir une plateforme financière régionale et internationale, s'appuyant sur sa capacité à résister aux chocs. Des propos en complet décalage avec la réalité du terrain. En octobre 2024, l'Etat a levé l'interdiction de détenir plus de 5.000 dinars en liquide d'origine non justifiée. Début 2025, une loi est venue plafonner les montants des chèques émis et compliquer leur utilisation. Résultat : la circulation de cash a explosé, atteignant des records. Parallèlement, le système bancaire tunisien reste englué dans le XXᵉ siècle. Les virements via mobile sont plafonnés à de bas montants (entre 5.000 et 10.000 dinars), le paiement mobile est quasi inexistant, les commissions pour l'utilisation des terminaux de paiements mobiles (TPE, dans lesquels on insère ses cartes de paiement) sont élevées décourageant les commerçants à les utiliser. Le système bancaire se morfond dans sa zone de confort et oppose à tout va l'argument de la sécurité pour justifier l'évolution de ses règles. Tout cela sans parler de l'archaïque code des changes et du code des douanes qui empêchent les entreprises tunisiennes d'évoluer comme leurs concurrentes étrangères. Les entraves de l'Etat et de son propre système bancaire contredisent toute ambition de plateforme financière moderne, comme le signale le gouverneur.
La politique du grand écart Face à ces déclarations dissonantes, difficile de ne pas avoir l'impression d'être pris entre la chose et son contraire. Comme le dit si bien le proverbe tunisien, « le président de la République est dans un oued et le gouvernement dans un autre oued ». Un adage anglais exprime une idée similaire : « they are not singing from the same hymn sheet » – littéralement, ils ne chantent pas sur la même partition. À défaut d'un cap unique, l'Etat tunisien offre ainsi le spectacle d'un pouvoir où chacun rame dans sa propre direction. Ces contradictions ne relèvent pas du hasard ni d'une simple cacophonie. Elles révèlent un mode de gouvernance où le président, tout en concentrant les pouvoirs, laisse ses ministres occuper le terrain médiatique avec des discours qui brouillent le message. Cette stratégie – volontaire ou subie – entretient une ambiguïté permanente : elle permet au chef de l'Etat de se poser en arbitre au-dessus de la mêlée tout en se dédouanant de décisions impopulaires. Mais elle condamne le pays à l'immobilisme. Comment investir dans la transformation numérique quand le président qualifie l'IA d'« arme » ? Comment convaincre les marchés financiers quand le gouvernement célèbre des notations que le chef de l'Etat ridiculise ? Comment prétendre devenir une plateforme financière quand on libéralise le cash et qu'on maintient un système bancaire du siècle dernier ? À force de marcher à contre-courant de lui-même, le pouvoir tunisien s'expose à un double danger : la perte de crédibilité à l'étranger et la défiance croissante à l'intérieur. Car un Etat qui parle des deux côtés de la bouche ne gouverne pas, il désoriente. Et dans un contexte économique aussi fragile, la Tunisie n'a plus le luxe de l'ambiguïté.