En 1992, Francis Fukuyama publiait son ouvrage marquant, La fin de l'Histoire et le dernier homme. Inspiré par la philosophie de Hegel et les interprétations d'Alexandre Kojève, il y avançait l'idée audacieuse d'un horizon universel et unique pour l'humanité : la démocratie libérale, indissociable de l'économie de marché. L'effondrement de l'Union soviétique et la conclusion de la guerre froide semblaient confirmer ce verdict : le modèle occidental apparaissait comme une victoire définitive, une réalité historique indiscutable à l'époque. Fukuyama voyait dans ce processus la réalisation de la « lutte pour la reconnaissance » chère à Hegel : l'homme, enfin reconnu comme sujet doté de droits, accéderait à la sérénité et à la stabilité au sein d'un ordre libéral mondialisé. Mais cette vision, qui se voulait la promesse d'un avenir apaisé, n'a pas résisté à l'épreuve du temps. Loin de l'unification attendue, le monde s'est fragmenté en conflits persistants et en crises structurelles. Plutôt qu'arrivée à son terme, l'histoire semblait avoir rouvert brutalement sa boite de pandore.
Le retour du chaos sur la scène mondiale Avec l'entrée dans le XXIᵉ siècle, la planète a basculé dans une ère d'incertitude radicale. Les attentats du 11 septembre 2001 inaugurèrent une nouvelle séquence : les guerres asymétriques remplacèrent les affrontements idéologiques d'hier. Les interventions militaires en Afghanistan et en Irak (2003) déstabilisèrent durablement le Moyen-Orient, avant que ne se succèdent d'autres chocs : guerres civiles en Syrie et au Yémen, implosion libyenne depuis 2011, regain de tensions dans le Caucase. Le conflit ukrainien, déclenché en 2014 puis relancé en 2022, a ramené le spectre de la guerre conventionnelle au cœur de l'Europe. Dans ce panorama catastrophique, Gaza reste le symbole d'une tragédie sans fin : cercle de sang et de ruines, où le passé se répète comme une sombre variation du présent, et le présent comme l'annonce d'un nouveau désastre. À ces violences se superposent des menaces inédites : pandémies transcontinentales, cybercriminalité, bouleversements climatiques, ou encore révolution technologique par l'intelligence artificielle. Le « temps de paix » promis s'est mué en un cycle ininterrompu de crises intriquées ou disons en « polycrises ».
De l'accumulation historique à l'effacement de la mémoire Dans la perspective hégélienne, l'histoire est un processus cumulatif et rationnel : les sociétés assimilent leurs épreuves, transforment leurs contradictions, et progressent vers des formes supérieures de raison collective. Notre époque marque une rupture. La mémoire des catastrophes ne se convertit plus en apprentissage partagé. Les leçons du XXᵉ siècle s'estompent. Les deux guerres mondiales ne mobilisent plus l'imaginaire collectif ; le fait colonial, avec sa violence structurelle, tend à être marginalisé ou nié ; Hiroshima et Tchernobyl, au lieu de nourrir une conscience écologique universelle, semblent réduits à des dossiers d'archives comme si la mémoire collective avait perdu sa fonction essentielle. Paul Ricœur rappelait que « la mémoire n'est pas simple évocation, mais responsabilité éthique envers le passé ». Or cette responsabilité s'effrite, engloutie dans le flux numérique et les batailles de récits, au point que l'expérience historique ne produit plus de conscience partagée.
L'oubli comme moteur du présent Parler de « fin de la mémoire » ne signifie pas absence, mais saturation : un excès d'images où la douleur, répétée jusqu'à l'usure, ne laisse plus de trace. L'événement devient instant fugitif, vite effacé dans la turbulence du temps. Les guerres au Soudan ou en Centrafrique, les migrations massives à travers la Méditerranée, n'alimentent pas un savoir collectif durable. Elles se dissolvent dans la succession d'« urgences médiatiques » éphémères. Cet oubli généralisé pave la voie à la reproduction aveugle des mêmes fautes. La guerre de Gaza se rejoue comme un motif tragique inlassable. Les Balkans, déchirés dans les années 1990, restent hantés par leurs fractures latentes. Le Haut-Karabagh illustre la persistance de blessures jamais refermées. Dans ces contextes, le passé n'empêche pas les répétitions : il nourrit les conflits. L'histoire cesse d'être un capital d'expériences, pour devenir une ressource d'instrumentalisations politiques.
Pandémie, intelligence artificielle et climat : des dangers sans mémoire La pandémie de Covid-19 a offert une leçon brutale : un monde saturé de communications, mais incapable d'unité décisionnelle. Au lieu de forger une conscience commune de notre vulnérabilité, elle a dégénéré en disputes politiques et en querelles autour des vaccins, laissant un vide cognitif inquiétant. L'essor fulgurant de l'intelligence artificielle pose des questions éthiques et anthropologiques décisives. Mais faute de mémoire historique, les sociétés retombent dans le même écueil : fascination technologique, absence de régulation, mépris des conséquences sociales. La crise climatique suit une logique semblable : incendies, inondations, sécheresses spectaculaires n'ont pas encore réussi à se transformer en mémoire politique opérante.
L'ère du présent absolu Nous vivons ce que l'historien François Hartog appelle le « régime d'historicité présentiste » : un temps écrasé sous la pression de l'instant, où ni le passé ni l'avenir ne guident l'action humaine. Cette logique engendre une double perte : disparition de la mémoire et effacement de l'horizon futur. Sans mémoire, l'humanité répète ses erreurs ; sans avenir, elle réagit dans la panique et l'improvisation. C'est dans ce cadre que vacillent les fondements de la démocratie libérale, ce « point final » rêvé par Fukuyama. L'Etat de droit, la solidarité sociale, l'ordre international forgé après 1945 se délient progressivement. Privée de mémoire vive, la démocratie se réduit à une gestion journalière et technique, vulnérable aux populismes et aux dérives autoritaires.
Pour une mémoire comme acte politique Face à la « fin de la mémoire », il ne s'agit pas de restaurer un passé figé, mais d'inventer une mémoire active. Maurice Halbwachs soulignait que la mémoire est fondamentalement collective : elle se construit dans le lien social. D'où l'urgence d'élaborer une politique de la mémoire capable d'articuler passé, présent et avenir, afin de transformer l'expérience en conscience. Trois impératifs s'imposent : 1. Réhabiliter l'enseignement de l'histoire, non comme accumulation de dates, mais comme apprentissage des grandes épreuves de l'humanité. 2. Traiter les crises planétaires — climat, intelligence artificielle, pandémies — comme des héritages communs, nécessitant des réponses mémorielles plutôt que de simples solutions techniques. 3. Valoriser la mémoire des victimes, des peuples colonisés, des minorités opprimées, afin que l'effacement de leur expérience ne prépare pas de nouvelles violences.
Quelle mémoire pour l'avenir ? La « fin de l'histoire » annoncée par Fukuyama n'était qu'un mirage. La « fin de la mémoire », en revanche, constitue une menace tangible : celle d'un monde condamné à reproduire ses tragédies sans jamais en tirer d'enseignement. L'humanité se trouve aujourd'hui à un carrefour décisif. Soit elle s'abandonne à cet oubli planétaire, où chaque génération redécouvre l'horreur sans héritage de l'expérience, soit elle invente une politique de mémoire capable de relier les temps et de guider l'action. Cette mémoire, loin d'être un inventaire du passé, serait projet éthique et civilisationnel, tissant ensemble l'individuel et le collectif, et restituant à la mémoire son rôle de boussole politique. Le véritable enjeu du XXIᵉ siècle n'est pas de clore l'histoire, mais de sauver la mémoire de sa dissolution. Sans mémoire vivante, l'humanité ne peut ni apprendre de son passé, ni bâtir un avenir digne. Les événements se répètent alors en cercles stériles de violence, le présent s'égare faute de racines, et l'avenir s'enlise dans l'improvisation. Construire une mémoire agissante signifie assumer une responsabilité commune envers les expériences humaines, préserver ce qui reste de conscience partagée et faire des leçons des tragédies passées des instruments de justice, de solidarité et de durabilité. À l'heure où les guerres — d'Ukraine à Gaza — semblent sans issue, la pression s'accroît sur l'humanité pour qu'elle retrouve son sens historique et rompe le cycle des répétitions. Car vouloir la mémoire, c'est affirmer l'humanité elle-même : condition nécessaire pour affronter les grands défis — des pandémies au climat, de la révolution numérique aux guerres sans fin — sans retomber dans l'oubli récurrent qui recycle indéfiniment la souffrance.