En l'espace de vingt‑quatre heures, un citoyen tunisien a été condamné à mort, puis libéré sans explication. L'affaire Saber Chouchène révèle, au‑delà de l'absurde, la faillite morale d'un pouvoir qui confond justice et obéissance, loi et peur. L'absurde absolu ou ironie du sort ? On peut estimer que Saber a eu de la chance quelque part, car s'il n'avait pas été condamné à mort il serait encore en prison et pour longtemps, comme les dizaines de journalistes, avocats, étudiants, médecins ou simples citoyens qui ont osé s'exprimer librement avant lui. Chronique d'un pays qui se juge lui‑même, à voix basse, sans miroir. Il fut un temps où le Tunisien rêvait de liberté. Aujourd'hui, on pend et l'on relâche dans le même souffle cette utopie. La justice vacille, hésite, ne sait plus si elle doit juger ou s'excuser. Les limites d'un pouvoir solitaire apparaissent au grand jour. Un pouvoir peut rendre son propre verdict sans même s'en rendre compte. La Tunisie vient de le prouver. De la mort à une grâce présidentielle Un homme a été condamné à mort pour un simple statut Facebook. Oui, Facebook — ce souk numérique où s'entremêlent indignation et légèreté, où l'on s'émeut d'un mot comme d'un chaton. Son nom : Saber Chouchène. Son crime : avoir osé penser. Sa faute : croire qu'il vivait encore en démocratie. Sa peine : la pendaison. La Tunisie, jadis étoile démocratique du monde arabe, a inventé un nouveau crime : celui de la pensée numérique. Ce n'est plus seulement l'échec d'un régime, mais la faillite morale d'une révolution qui se retourne contre l'idée même qui l'avait fondée : la liberté. Une justice sous tutelle Ce verdict n'est pas une erreur : c'est une méthode. La justice tunisienne ne juge plus, elle exécute. Depuis 2021, le Conseil supérieur de la magistrature a été dissous, et la Cour constitutionnelle n'a jamais vu le jour. Les juges, fragilisés, avancent sur la pointe des pieds : la mutation ou la révocation planent au‑dessus d'eux comme des épées de Damoclès. Depuis la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, des dizaines de juges ont été suspendus ou révoqués sans procédure. Le tribunal administratif leur a donné raison, mais le pouvoir a refusé d'exécuter ses propres décisions. La peur circule dans les palais de justice comme un courant d'air glacial. Certains jugent pour plaire ; d'autres, la mort dans l'âme, exécutent pour survivre. Ils ne pèsent plus les preuves : ils évaluent les risques avant de juger. Ils ne tranchent plus le droit : ils interprètent la direction du vent. Quatre magistrats sur cinq ont signé la peine capitale. Quatre consciences, quatre signatures — une seule voix pour dire non. La loi exige quatre voix pour condamner à mort : la règle fut respectée. Mais un seul a levé la main pour la vie. Les autres ? Silence. Passons sur le fait que la peine de mort, bien qu'appliquée exceptionnellement, est en elle‑même injuste. Le courage, en Tunisie, est devenu un délit. Le pays qui avait soulevé le monde arabe pour défendre la liberté s'est mué en machine à produire la honte. L'absurde en accéléré Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Vingt‑quatre heures plus tard, la Tunisie se réveille sur un miracle : Saber Chouchène est libre. De la peine de mort à la liberté, il n'y a qu'un pas — par les temps qui courent. Sans explication. Sans communiqué. Sans trace. Premier pays au monde à inventer la justice quantique : un homme condamné à mort est libre. Le tribunal ? Muet. Le ministère ? Absent. La presse ? Soumise. Personne n'ose dire qui a ordonné la sentence, mais celui qui a ordonné la libération est bien connu. La ficelle est un peu grosse. Le flou n'est pas un accident : c'est un système entretenu. Un droit sans droit L'affaire Chouchène n'est qu'un épisode d'une série sinistre. Le décret‑loi 54, censé lutter contre la « diffusion de fausses nouvelles », est devenu l'instrument favori du pouvoir pour museler la parole critique. À cela s'ajoute l'article 67 du Code pénal, qui stipule : « Est puni de trois ans d'emprisonnement et de deux cent quarante dinars d'amende, ou de l'une de ces deux peines seulement, quiconque, hors les cas prévus aux articles 42 et 48 du code de la presse, se rend coupable d'offense contre le chef de l'Etat. » Les accusations d'« offense au président », d'« atteinte à la dignité de l'Etat » ou de « diffusion de rumeurs » tombent sur les citoyens comme une pluie de pierres glacées. Avocats, journalistes, médecins, artistes — tous peuvent être broyés pour un mot de travers. La Tunisie de 2025 n'a pas aboli la liberté d'expression : elle l'a transformée en jeu de hasard. Parler, c'est risquer sa vie. Se taire, c'est vendre son âme. Le flou comme système Cette séquence judiciaire ahurissante s'inscrit dans un climat d'opacité institutionnelle. Aucune autorité n'a expliqué la nature du revirement, ni les fondements juridiques de la libération. A‑t‑on suspendu la décision ? L'a‑t‑on annulée ? Ou a‑t‑on simplement libéré l'homme sans effacer la sentence ? Rien n'a été communiqué. Dans cette incertitude, la République révèle son désordre : le politique commande, le droit obéit, et la justice se tait. La séparation des pouvoirs n'est plus un principe, mais un souvenir. Un système qui s'est condamné lui‑même Saber Chouchène est libre — pour l'instant. Mais c'est la liberté d'expression qui demeure prisonnière. Prisonnière d'un pouvoir qui confond critique et complot, justice et obéissance, loi et peur. Le citoyen, lui, ne sait plus si la loi le protège ou le menace. Et lorsqu'un peuple cesse de croire en sa justice, il a déjà commencé à creuser sa tombe civique. Il arrive qu'un système se condamne lui‑même, non pas en un jour, mais en une phrase comme « Condamné à mort pour un statut Facebook. » Ce jour‑là, ce n'est pas Saber Chouchène qui a été condamné. C'est l'idée que les mots puissent encore changer quelque chose.