Les urnes ont donné leur verdict : Me Aberrazek Kilani est élu à la tête du bâtonnat pour un mandat de trois ans après un duel trop serré avec le bâtonnier sortant Me Bechir Essid. Au vu de l'écart final, le moins que l'on puisse dire est que Me Kilani, Chef de section de Tunis de l'Ordre tunisien des avocats sortant, a su vraiment renaître de ses cendres, en l'emportant largement face à Me Essid avec 1634 voix contre 1286 pour le bâtonnier sortant, lors du deuxième tour. Une surprise ? Certes. Car même les plus pessimistes des partisans de Me Essid n'avaient pas la graine d'un doute que leur favori soit devancé si largement par son rival. Etrange fin des élections pour certains, une issue logique pour d'autres, la « chose électorale » demeure un champ vaste et complexe qui mêle à la fois tactiques électorales et tractations du dernier quart d'heure d'autant plus que le fait de gager seulement sur les programmes n'était jamais garant d'une victoire certaine. Dimanche 20 juin 2010 Toutes les salles de l'hôtel El Mechtel (Golden Tulip) étaient archicombles. Toutes les rues, les ruelles et même les impasses d'à côté grouillaient de « robes noires », venant de tous bords pour élire leur bâtonnier et leur Conseil de l'ordre. Arrivés assez tôt, les avocats ont transformé l'hôtel en un grand prétoire ouvert à tous les vents. Pratiquement, tout l'arc en ciel politique était présent en cette matinée du dimanche : les nationalistes arabes, les gauchistes, les islamistes, les RCDistes, les indépendants, les camoufleurs, et mêmes les « cri-cri » politiques, les apolitiques (sic), etc. ont répondu présents à ce rendez-vous. L'entrée de l'hôtel, occupée par les partisans de chaque candidat, était quasi impénétrable. Les solliciteurs des votes n'ont pas rechigné sur les efforts pour distribuer les tracts de chaque candidat. D'ailleurs, il nous a fallu beaucoup de temps et même des bousculades pour se frayer un chemin dans les salles encombrées par les avocats. A l'intérieur, les avocats se sont divisés en petites formations (duos, trios et quatuors), des mini-prétoires visant à défendre leur candidat préféré et faire « le procès » des autres. Ces mêmes candidats, en l'occurrence Mes Bechir Essid, Abderrazek Kilani, Charfeddine Dhrif, Hédi Triki, Abdeljelil Bouraoui et Brahim Bouderbala, se sont dispersés sur des points stratégiques dans la salle pour s'entretenir avec leurs adaptes et, par la même occasion, solliciter le maximum de voix des électeurs, surtout les indécis ou la majorité silencieuse. Les chances de chaque candidat étaient au cur de tous les débats. Un avocat nous a chuchoté, que dans une telle course à handicap, les chances des candidats ne peuvent pas être évaluées uniquement au vu de leurs programmes ou par la sempiternelle question de poids politique. Théoriquement, la chance de chaque candidat est identique, étant donné qu'aucun d'eux ne fait l'unanimité, ce qui traduit, en soi, un malaise profond. Seulement, en pratique, les vieux routiers de la corporation l'avaient déjà prédit. L'arche de Noé, pour sauver une profession qui vit l'une des périodes les plus opaques de son histoire, sera pilotée par celui qui parviendrait, en force, au second tour. Leur prédiction a été accomplie : Mes Essid et Kilani ont été mis aux prises pour un second tour, après avoir obtenu, respectivement, 793 et 910 voix au premier tour. Et rien de surprenant dans les résultats du premier tour. Mes. Charfeddine Dhrif, Hédi Triki, Abdeljelil Bouraoui et Brahim Bouderbala ont essayé d'obtenir des filets bien solides pour draguer le poste le plus cher. Car la chose électorale sait bien choisir ses « favoris », des hommes qui savent eux aussi jongler dans les coulisses et parier sur les tractations du dernier quart d'heure. Et c'était toujours comme ça. Me Essid, dès le début, était parti avec de fortes chances pour succéder à lui-même, car même ses « détracteurs » ne peuvent lui nier les acquis réalisés lors de son dernier mandat. Me Kilani, quant à lui, bénéficiait des voix d'une partie des avocats dits indépendants, celles des islamistes et des avocats appartenant à la gauche radicale, outre celles du courant d'obédience nationaliste arabe. Sans oublier, bien évidemment, le rôle déterminant et décisif des avocats proches du RCD qui, fidèles à leur tactique de prudence électorale à propos de l'identité du candidat à soutenir, ont exprimé leur intention de vote pour les Mes Bouraoui, Dhrif et Triki. Seulement, les intentions se limitent au premier tour, étant donné que les chances du trio bénéficiant du soutien des RCDistes, étaient tellement infinitésimales pour passer au deuxième tour, que le jeu du « camouflage » électoral a tranché uniquement en faveur des deux Titans : Mes Essid et Kilani. Néanmoins, et mis à part toutes ces calculs, le duel serré entre Me Abderrazek Kilani et Me Bechir Essid s'est soldé par le surprenant échec, au deuxième tour, du bâtonnier sortant. Dans le pire des scénarios, on aurait bonnement cru que Me Essid va l'emporter, même à "l'arraché". Une salve de constats alimentaient les « vux » prononcés de ses partisans : la bombe lâchée lors d'une séance plénière tenue samedi 19 juin 2010, un jour avant les élections, concernant un excédent dans les comptes de la Caisse de retraite et de prévoyance des avocats, et non pas un déficit, qui a atteint 997.203 dinars. Le rapport moral, présenté à l'occasion, souligne un montant de 2.797.515 dus par le conseil de l'ordre chez les avocats. Une révélation, pour le coup, qui aurait mis par terre ses détracteurs et représenterait une argumentation de taille le jour de l'échéance électorale. Certains pensaient que les RCDistes allaient trancher en faveur du bâtonnier sortant d'autant plus qu'une telle alliance était envisageable au vu des dernières circonstances. Mais aucun de ces scénarios n'était vraiment réalisable pour une raison bien simple : les avocats ont opté pour le changement. Les accusations à l'encontre de Me Essid concernant la « gestion unilatérale et despote des affaires du Conseil » et les scandales déplacés sur les unes des journaux, au cours de son mandat, sont autant de faits qui l'ont fait éjecter de son siège. Et, décidément, les avocats ont opté pour la rupture. Une alliance gauche RCD ? On ne saurait pas trancher facilement parce que, jusqu'à une heure tardive, les alliances se forgeaient et se tissaient en catimini. Cependant, une chose est sûre, les résultats de ce scrutin serré nous ont montré que les avocats cherchaient vraiment une parade pour réanimer un corps en décomposition. En toute évidence, les avocats sont en train de vivre l'une des périodes les plus dures et les plus sombres de l'histoire du barreau tunisien. La profonde division que traverse le monde du barreau a fait pencher la balance pour le changement au sein de la profession. Seulement, on se le demande tous, Me Kilani, le nouveau Noé pour les porteurs de robes noires, aura-t-il la recette conséquente pour redynamiser le barreau et dépasser les clivages et les discordes? Serait-il capable d'ouvrir les vannes des réformes et des acquis au profit de la profession ? Les prochains jours ne tarderont pas à nous livrer les réponses.