La manifestation pour contester la loi de la réconciliation a eu lieu finalement. Le ministère de l'Intérieur avalera la couleuvre comme il peut, elle n'est ni la première, ni la dernière. Depuis 2011 qu'il en avale, il doit y être habitué maintenant. De cette manifestation du 12 septembre, il y a beaucoup de leçons à tirer. La première d'entre elles, et celle que les Tunisiens libres applaudiront de toutes leurs forces, est ce droit de manifester. Inscrit dans la Constitution, on jouira désormais de ce droit de gré ou de force. Qu'il s'appelle Ali Laârayedh ou Najem Gharsalli, il faut que le ministre de l'Intérieur sache qu'il n'a plus à interdire une manifestation à l'avenue Bourguiba. Les Tunisiens ne lui laissent qu'une option : sécuriser les lieux quand ils auront décidé de crier leur colère.
Maintenant que cela est dit, revenons à la manifestation de ce samedi où les torchons et les serviettes étaient bien mélangés. En nombre, on était loin, très loin, des prévisions. Je ne m'aventurerai pas dans les chiffres qui s'étalent de 800 à 2500, selon les sources. C'est la qualité des présents et leurs revendications qui comptent. Il y avait ceux qu'on continue à respecter, malgré tout, comme Maya Jeribi, Hamma Hammami ou les militants sincères du Massar. Ceux dont on ne sait plus s'ils méritent le respect ou l'ignorance, comme Mustapha Ben Jaâfar et Om Zied. Ceux qu'on a cessé de respecter comme Mohamed Abbou. Et, enfin, ceux qu'on n'a jamais respecté comme Imed Daïmi.
Tout ce beau monde était, à des heures légèrement décalées c'est vrai, sur l'avenue Habib Bourguiba, samedi. Leur revendication principale est de dire non au projet de la loi de réconciliation, sous prétexte qu'il amnistie les voleurs. C'est bien beau de dire non, mais dire non à quoi, à qui et pourquoi ? En ce qui concerne le pardon aux voleurs, cela est déjà un « acquis » depuis 2013. En théorie, ceux qui ne voulaient pas pardonner aux voleurs auraient dû réagir depuis 2013 au moment du vote de la loi de la justice transitionnelle. Cette loi pardonne clairement aux voleurs, tous les voleurs, moyennant une transaction au sein de l'IVD dans un délai de cinq ans, ce qui n'est pas le cas de l'actuel projet de loi qui sélectionne les intéressés et se donne un délai de six mois maximum. Les voleurs, justement, parlons-en. De qui parle-t-on ? De ceux-là mêmes que les hommes politiques courtisaient entre 2012 et 2014 pour qu'ils leur financent les campagnes ? Oui, il s'agit bien des mêmes. Une véritable ironie du sort et hypocrisie éhontée. Il y a moins d'un an, le même homme politique fait les yeux doux au même homme d'affaires pour qu'il lui finance son parti et ce même homme politique, un an après, manifeste à l'avenue Habib Bourguiba pour dire qu'il ne faut pas pardonner à cet homme d'affaires. Non, je ne parle pas que de Hamma Hammami, dont l'un des « financeurs » s'est trouvé en prison quelques jours seulement après la présidentielle (en janvier précisément). Quasiment tous ceux ayant participé samedi dernier à la manifestation ont tendu la manche à des hommes d'affaires pour leurs financements. Regardez les comptes de campagne et les bilans des partis de l'année dernière, ils sont remplis de donateurs anonymes. Il faut mentionner déjà qu'aucun parti n'a fait preuve de la transparence nécessaire pour rendre publics ses comptes. Ils jouent tous l'omerta et on ne connait toujours pas le nombre d'adhérents des partis, ni les budgets dont ils disposent. Il a fallu lire les rapports de l'ISIE et de la Cour des comptes pour se rendre compte de la supercherie de ces partis. Que ces chantres de la « non-réconciliation » et de la « reddition des comptes » fassent eux-mêmes ce qu'ils réclament aux autres, qu'ils tiennent rancune dans les faits aux hommes d'affaires devant qui ils demandaient l'aumône il y a quelques mois et qu'ils publient leurs chiffres détaillés. Jusque là, aucun des partis manifestants n'a rendu publics ces chiffres.
On taxe de voleurs des personnes dont on ne connait même pas l'identité. L'un des arguments brandis et criés, c'est qu'ils doivent rendre l'argent du peuple avant qu'on discute avec eux. Soit. Il y a quelques jours, Mustapha Ben Jaâfar a été épinglé dans le rapport de la Cour des comptes pour ne pas avoir rendu les avances obtenues dans la présidentielle. Après avoir été épinglé publiquement, M. Ben Jaâfar a déclaré qu'il a « négocié » un remboursement et qu'il y a un échéancier. Tout le monde a trouvé ça normal ! Le code électoral est pourtant clair, il ne prévoit pas d'échéancier, il prévoit un remboursement. Il se trouve que le candidat est allé négocier tout seul, dans un bureau, son échéancier, contrairement à ce que prévoit la loi. Et le fonctionnaire avec qui il a négocié a accepté de « pardonner » à M. Ben Jaâfar de ne pas pouvoir rembourser cash ses frais de campagne. Mais M. Ben Jaâfar, remboursez d'abord ce que vous nous devez avant de nous parler de ceux qui méritent ou non le pardon ! En fait, l'opposition de ce samedi voulait s'opposer pour s'opposer et non s'opposer pour mieux avancer. C'est comme si elle rentrait de vacances, qu'on lui a dit « attention, il faut sortir manifester, il y a une loi dangereuse qui va être votée demain » et qu'elle a plongé tête baissée. Une lecture attentive et distante du projet de loi de la réconciliation aura montré que celui-ci vaut nettement mieux que la formule du « pardon » de l'IVD. Une IVD très controversée en qui aucune confiance n'est plus possible, vu ses divers scandales et les fortes suspicions qui pèsent sur elle. Il vaut mieux une négociation rapide avec les « voleurs » où l'on a plusieurs parties prenantes (dont l'IVD) qu'une négociation lente dans les antichambres d'une instance aux membres controversés.
L'opposition aura gagné en proposant une réforme sur des articles précis, plutôt qu'un rejet total, synonyme d'un blanc seing à Sihem Ben Sedrine. C'est à un débat qu'elle aurait dû appeler et non à une manifestation, d'autant plus que la loi en question ne devrait pas passer en plénière avant le mois de décembre. Faut-il cependant qu'elle sache et veuille débattre démocratiquement. Samedi dernier, la rédactrice en chef de Business News, Synda Tajine, a été « lynchée » suite à la publication de sa chronique hebdomadaire. Je ne parle pas des pages CPR et Attayar (on est habitués), mais de celles de militants du Massar, d'Afek et de la supposée gauche démocratique. C'est ça la démocratie de « nos démocrates » ? Si tu n'es pas avec nous, c'est que tu es contre nous ? Le problème, et tout le problème est là, est que notre opposition ne sait que s'opposer, jamais proposer et débattre. C'est comme ça qu'elle est née et a vécu sous Ben Ali et c'est comme ça qu'elle continue à vivre. Elle ne sait pas faire autrement. Finalement, et au vu de l'hypocrisie des hommes politiques participant à la manifestation du samedi, et vu leur nombre très réduit, Béji Caïd Essebsi et Nidaa se trouvent face à une autoroute pour légiférer ce qu'ils veulent. Avant la manifestation, on doutait bien que l'opposition ne pesait pas grand-chose, mais depuis samedi le doute est levé. Et c'est dommage, car nous avons besoin d'une opposition forte en démocratie. Surtout dans une démocratie naissante comme la nôtre.