Il s'agit d'un dogme intouchable, une espèce de chose sacrée dont on refuse même de parler : la devise. C'est une mesure protectionniste héritée depuis des dizaines d'années que la Tunisie perpétue sans trop savoir pourquoi. On protège le dinar tunisien à l'ère de la mondialisation, du libre échange et de la libre circulation des capitaux. Avoir des devises étrangères en Tunisie est devenu un vrai parcours du combattant, premièrement à cause de leur disponibilité toute relative. Si vous souhaitez avoir une certaine somme en euros ou en dollars, il vaut mieux en informer votre banque à l'avance et espérer qu'elle sera en mesure de vous les procurer. Deuxièmement, il vaut mieux renoncer à voyager plusieurs fois en un an et vous devrez être économe. L'allocation touristique annuelle de 6.000 dinars équivaut aujourd'hui à un peu plus de 2.000 euros, autant dire une somme dérisoire sur toute une année.
Le pire dans tout ça, ce n'est pas forcément cette orthodoxie économique d'un autre temps. Elle pourrait être matière à débat en vue de changer de politique. Le pire c'est toute l'hypocrisie qui entoure cette question. En effet, la majorité des Tunisiens habitués à voyager ont tous trouvé des plans B pour contourner une réglementation de change aux relents soviétiques. L'autre volet, qui concentre une grande hypocrisie aussi, c'est celui de la devise étrangère déjà en circulation. Officiellement, il n'en existe que dans les différentes banques de la place, puisqu'on ne veut même pas de l'ouverture de bureaux de change. Mais dans la pratique, il y en a partout en Tunisie. Il est très facile d'acheter des euros ou des dollars au centre ville de Tunis où on se fait carrément aborder par les vendeurs de devises. A l'approche de BabBhar et des arcades, le commerce de devises se fait au grand jour et tout le monde est gagnant, sous l'œil des autorités qui font comme si de rien n'était. On peut aussi acheter des devises dans les alentours des cliniques privées de Tunis. On peut acheter des devises à quelques centaines de mètres des passages frontaliers aussi bien du sud que de l'ouest du pays. Le « marché » tunisien semble s'être adapté plus vite que les autorités à la libre circulation des capitaux. En plus, ce n'est pas un phénomène qui date d'aujourd'hui. On pouvait tout aussi bien acheter du franc français ou du deutsche mark allemand.
L'illustration la plus récente de tout le trafic qui existe sur ce plan, c'est la saisie de près de 2 millions d'euros chez un douanier à Gafsa. Combien de pots de vin et combien de passe-droits sont-ils nécessaires pour qu'un douanier accumule une telle somme en devises ? Et si lui a acquis autant d'argent, qu'en est-il de ses collègues ? Combien de douaniers millionnaires y a-t-il dans notre pays ?
Devant ce phénomène, les autorités tunisiennes ferment les yeux, avec toute l'hypocrisie du monde. La devise étrangère se vend dans la rue, mais gare à vous si un douanier vous chope avec une centaine d'euros à l'aéroport ! Une quantité importante de devises transite par le pays mais, pour le circuit officiel, il faut faire des demandes à l'avance et remplir des formulaires. Et quand vous ramenez des devises de votre voyage, vous devez faire la queue pour redéclarer le reliquat. Quant au fait de faire des achats à l'international sur le web avec votre carte bancaire, cela tient du rêve en Tunisie.
Pourtant, la solution est simple : permettre aux Tunisiens d'avoir des comptes en devises et abroger cette réglementation de change obsolète. Il s'agit de lever cette protection, du reste inefficace, du dinar tunisien et arrêter de sacraliser une monnaie qui ne vaut plus grand-chose. Il faut arrêter l'hypocrisie qui entoure cette problématique depuis des dizaines d'années. Un gouvernement courageux lancerait une amnistie de change qui permettrait de réintégrer des sommes faramineuses dans le circuit officiel et les devises étrangères cesseraient d'être échangées en cachette un peu partout dans le pays. Des millions d'euros et de dollars circulent en Tunisie et sont susceptibles de financer des activités illicites comme la contrebande et le terrorisme. Les trafiquants s'engouffrent dans la brèche laissée par les autorités et répondent à un besoin de la population. En fait, ils répondent à la logique du marché que les autorités tunisiennes refusent de voir. Ils arrivent à se substituer aux acteurs du circuit officiel uniquement à cause de la réglementation en place. Si l'on veut réellement être crédible dans la lutte contre la corruption et la contrebande, il ne suffira pas de réaliser des saisies record, aussi bien en argent liquide qu'en marchandises. Il ne suffira pas de traiter les symptômes du mal qui ronge une économie chancelante mais il faut aussi traiter la cause principale en colmatant la brèche qui fait vivre les trafiquants. Pour ce faire, il faut du courage politique, une assemblée sensibilisée et une Banque centrale du 21ème siècle. Un triptyque dont nous sommes plus qu'éloignés.