L'ancien président de la République, feu Béji Caïd Essebsi, avait longtemps œuvré pour que la Tunisie reprenne sa place sur l'échiquier mondial. Pour réparer les graves impacts infligés par les bourdes de la Troïka et redonner à la diplomatie tunisienne son rayonnement d'antan il en a fallu des efforts et quoiqu'on en dise, les résultats étaient là. Aujourd'hui, alors que la Libye voisine s'embrase et que les tambours de guerre sonnent au moyen orient, le nouveau président Kaïs Saïed brille, lui, par son absence … Le 25 décembre 2019, Recep Tayyip Erdoğan effectuait une visite « surprise » en Tunisie. Le 10 décembre, c'est le président du Conseil présidentiel du gouvernement d'union nationale libyen, Fayez El Sarraj qui était officiellement reçu par le chef de l'Etat. De ces deux visite successives, pourtant lourdes de sens et de messages, sont nés deux communiqués laconiques, devenus la spécialité des services de communication de la présidence de la République, où on a parlé de coopération bilatérale, de relations amicales, d'économie, d'enfants et de fraternité.
Alors que de nombreux appels ont été lancés pour que le président Kaïs Saïed annonce clairement que la Tunisie ne prendra pas partie dans le conflit libyen, comme elle l'a toujours fait, il a fallu expliquer au chef de l'Etat que recevoir le président turc insinue que la Tunisie a pris position et s'est rangée du côté de l'axe Turquie-gouvernement libyen d'Union nationale de Fayez El Sarraj dans le conflit qui l'oppose au maréchal Khalifa Haftar.
Alors que Berlin devrait accueillir dans les jours à venir une conférence internationale sur la Libye sous l'égide de l'Onu, le président de la République, Kaïs Saïed, s'est entretenu hier, avec la chancelière allemande Angela Merkel et la question de la situation en Libye a été abordée, selon un communiqué des services de la présidence de la République. Toutefois, le communiqué n'a mentionné aucune invitation à la conférence prévue sur le sujet. La chancelière aurait invité Kaïs Saïed à effectuer une visite officielle en Allemagne, mais pas pour la conférence qui concerne une guerre qui a lieu en ce moment même aux portes de la Tunisie et le communiqué de la présidence n'a pas soulevé l'aberration contrairement à tous les médias.
Autre évènement et autre absence. Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Chokri, tiendra demain au Caire, une réunion de coordination ministérielle consacrée au dossier libyen. Selon un communiqué du ministère égyptien des Affaires étrangères, la réunion accueillera les ministres des Affaires étrangères de la France, de l'Italie, de la Grèce et de Chypre mais pas de la Tunisie. Le Conseil suprême des tribus et des villes libyennes, dont des représentants se sont même déplacés pour rencontrer Kaïs Saïed, l'a pourtant exhorté d'intervenir d'urgence pour mettre fin à l'effusion de sang et la réunification des populations d'un même pays. De cette réunion est née la « Déclaration de Tunis pour la paix » pour inviter « tous les Libyens à s'asseoir à la table de dialogue et parvenir à une formule de compromis pour sortir de la crise ». Un appel qui n'a pas eu grand écho parait-il.
Hier, c'est le leader de Machrouû Tounes, Mohsen Marzouk, qui appelé Kaïs Saïed à sortir de sa léthargie, l'appelant à agir au vu du contexte international et régional particulièrement mouvementé. « Les tambours de guerre sonnent en Irak, les tambours de guerre sonnent en Iran, la guerre se poursuit en Syrie, au Yémen et en Libye où la situation dégénère. Ce qui se passe en Libye n'arrive pas dans notre voisinage mais bien chez nous et nous, où sommes-nous ? », a lancé Mohsen Marzouk, à juste titre. Comme de nombreux observateurs, Mohsen Marzouk a appelé Kaïs Saïed à clarifier la position de la Tunisie face au conflit libyen et à souligner que le pays continuera à jouer le rôle unique de médiateur. Il l'a incité à prendre le premier vol pour l'Algérie, comme il l'avait pourtant annoncé lors de sa campagne électorale, pour coordonner avec son homologue algérien les mesures à prendre pour la période délicate à venir.
Alors que la Tunisie est désormais clairement exclue des réunions internationales dédiées au dossier libyen, il est plus que jamais nécessaire de communiquer avec les alliés historiques et de dépêcher les diplomates dans les quatre coins du monde pour chercher le soutien des pays amis. « Nous devons mandater un envoyé spécial auprès du Secrétaire général des Nations-Unies pour expliquer les dangereuses conséquences humanitaires de la guerre en Libye, que la Tunisie n'a pas les moyens d'assumer seule. Cela nécessite la formation d'une cellule de crise composée de compétences diplomatiques nationales », a souligné le leader de Machrouû Tounes.
Après cet appel désespéré, la presse tunisienne a eu ce matin droit à un nouveau cafouillage des plus déplaisants. Le journal « Sky News Arabia » a publié une déclaration que lui aurait accordé la conseillère à la présidence de la République chargée de la communication, Rachida Ennaïfer. Dans cet article, Mme Ennaïfer affirme que le président turc Recep Tayyip Erdogan a demandé au président Kaïs Saïed la coopération de la Tunisie pour le transfert d'équipement et l'autorisation pour que les forces turques puissent traverser la Tunisie pour mener des opérations en Libye. Rachida Ennaïfer aurait même ajouté que le président tunisien avait rejeté la demande d'Erdogan, et que la remarque de ce dernier sur l'odeur de fumée lors de la conférence de presse commune n'était pas « gratuite ».
Dans l'après-midi, les services de communication de la présidence de la République ont publié un communiqué pour démentir. Selon la présidence de la République, tout ce qui a été relayé par le journal émirati, pourtant sérieux, n'est qu'un ramassis de mensonges. Erdogan n'a jamais fait une telle demande et Kaïs Saïed n'a rien eu à refuser. La présidence de la République dément ainsi les propos de sa chargée de la communication, à moins que Sky News se soit aventurée à inventer une fausse déclaration…
Au point où en sont les choses, il y a de quoi se demander s'il faut finalement en être soulagé…
N'est pas diplomate qui veut, et Kaïs Saïed n'est clairement pas taillé pour le rôle. Passer des amphithéâtres de l'université à devoir modérer un conflit armé, n'est pas chose aisée mais l'heure n'est pas à l'apprentissage sur le tas. Chaque parole prononcée par celui qui est aujourd'hui le chef de la diplomatie tunisienne, chaque apparition, chaque mot communiqué par ses services de communication, engagent la Tunisie toute entière et Kaïs Saïed doit vite en prendre conscience. Au lieu de se hâter de limoger l'ancien ministre des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui, le président aurait dû avoir d'autres priorités à gérer pour qu'au moins soit assurée la continuité de l'Etat dans un secteur des plus sensibles au vu du contexte, le temps que le nouveau gouvernement prenne place.