Quand vous êtes journaliste, il y a une question fantastique que les gens vous posent presque systématiquement en découvrant ce que vous faites dans la vie. « Comment va le pays ? ». Cette question formidable me déroute à chaque fois. Pourquoi ? Parce que, primo, il est impossible de savoir s'il s'agit d'une question rhétorique, d'une interrogation philosophique, d'un point qui attend une réponse simple ou d'une énigme sur laquelle on a le droit de s'attarder pendant des heures. Mais, parce que, secundo (et surtout), je n'en connais pas la réponse. Oui, cela peut vous choquer sans doute, mais la réponse à cette question est aussi inconnue que déroutante. Par quoi commencer ? Quels aspects de la vie d'un pays aborder en priorité ? Et par quelle équation magique peut-on faire le calcul de ce qui va bien, et de ce qui va mal, pour arriver à donner une réponse simple à cette question. Doit-on privilégier le fait que le pays a échappé à une catastrophe sanitaire aux retombées socio-économiques que cela va engendrer ? Faut-il voir la transition démocratique comme une bénédiction ou se lamenter à la vue de la classe politique apocalyptique qu'elle a engendrée ?
J'envie tous ces gens qui ont réponse à tout. Qui peuvent vous dire, d'un coup de langue, si le pays va bien ou mal. Qui ont savent tout ou plutôt qui « croivent tout sachoir ». Qui débitent des contre-vérités et des insanités et se disent « verbum incarnatum » !
Mes chers compatriotes, ceux qui me donnent des sueurs froides tous les jours, dans la circulation, dans la file d'attente de la boulangerie ou en garant leur voiture au milieu de la route, oui vous. Je vous admire. J'admire en vous cette capacité extraordinaire à tout maîtriser, à ne jamais vous remettre en question, à ne pas réfléchir avant de répondre et à croire tout ce que vous dites.
2011 vous a révélés, elle nous a tous révélés. Elle a révélé nos travers, nos failles et nos pensées les plus enfouies. Elle a aussi révélé ces extraordinaires savants que vous êtes. Je vous ai connus brillants commentateurs sportifs, vous m'avez surpris fins analystes politiques, spécialistes en communication, experts économiques et, aujourd'hui, éminents médecins. Votre maîtrise de tous les sujets me fascine. Vous êtes capables de jongler entre un match de foot, et d'expliquer pourquoi l'arbitre a fait pencher la balance envers l'équipe adverse, un feuilleton ramadanesque pour critiquer le scénario, le jeu des acteurs et l'intrigue, mais aussi la stratégie gouvernementale de gestion de la crise sanitaire pour dire ce qui aurait dû être fait et ce qui n'aurait pas dû l'être.
Vous savez tout. Rien ne vous échappe. L'étendue de votre savoir est infinie et vos connaissances sont illimitées. Moi par contre, je ne sais rien de tout cela. Je ne sais pas si Dieu existe, si les gentils iront au Paradis quand ils seront morts et si les méchants passeront sur la rôtissoire. Je ne sais pas s'il a existé un monde avant le Big Bang et si les trous de ver sont traversables. Je ne sais pas si la religion est réellement une création divine ou si c'est une invention humaine afin de mieux nous contrôler. Je ne sais pas si l'être humain est foncièrement bon ou mauvais et je ne sais pas si le pays va bien. Je suis de ceux qui laissent place au doute, qui ouvrent la porte aux interrogations, aux remises en question et aux indécisions. Ceux qui ne savent pas tout, qui ont besoin de preuves et qui ont des doutes. Beaucoup de doutes. Dans « L'Art d'avoir toujours raison », Arthur Schopenhauer écrit : « La vanité innée, particulièrement irritable en ce qui concerne les facultés intellectuelles, ne veut pas accepter que notre affirmation se révèle fausse, ni que celle de l'adversaire soit juste. Par conséquent, chacun devrait simplement s'efforcer de n'exprimer que des jugements justes, ce qui devrait inciter à penser d'abord et parler ensuite. Mais chez la plupart des hommes, la vanité s'accompagne d'un besoin de bavardage et d'une malhonnêteté innée. [….] Leur intérêt pour la vérité, qui doit sans doute être généralement l'unique motif les guidant lors de l'affirmation d'une thèse supposée vraie, s'efface complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraitre faux et le faux vrai ». Mais qu'est-ce que la vérité en somme ? Existe-t-il, pour tout, une seule vérité, unique et absolue, qui doit être débitée et gobée par tous ou est-ce que chacun a sa propre vérité ? Qu'en pensez-vous ? Moi, je donne ma langue au chat…