La décision du président de la République de décréter l'état d'urgence est loin de faire l'unanimité. Elle continue à susciter une vague de critiques, venant de partis politiques comme de juristes dont les positions se recoupent sur certaines questions. Est-ce la preuve que la mesure présidentielle n'a rien de sécuritaire et qu'elle est purement politique? Questions de fond et de procédure D'après le professeur Kaïs Saïed, la décision présidentielle pose un problème constitutionnel, étant donné qu'elle intervient une semaine après l'attentat terroriste de Sousse, c'est-à-dire après que la situation s'est relativement stabilisée, ce qui donne l'impression que la Tunisie agit conformément à la Constitution de 1959. Cette thèse, Kaïs Saïed l'a bâtie sur l'article 80 de la Constitution actuelle, dont les dispositions stipulent que l'application de l'état d'urgence requiert la réunion d'un ensemble de conditions objectives, consistant dans un péril envahissant, en ce sens qu'il ne suffit pas qu'il soit seulement imminent ; en plus du fait qu'il doit menacer l'entité nationale et son indépendance. Autrement dit, il y a péril envahissant, lorsqu'il devient impossible d'assurer la conduite des affaires de l'Etat de manière ordinaire. Et là, le constitutionnaliste se demande si cette condition est bien remplie dans l'état actuel des choses. Ce n'est pas évident, estime-t-il, vu que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics n'est pas entravé et que tout fonctionne normalement dans le pays, en dépit de la présence de menaces terroristes. Outre cette question de fond, la décision du président de la République pose un problème procédural, puisqu'il n'a pas recueilli les avis des présidents de l'ARP et du gouvernement, comme l'exige la Constitution. Après leur consultation obligatoire, qui ne le lie pourtant pas, il est tenu d'informer le président du Tribunal constitutionnel, qui, quant à lui, n'a pas encore vu le jour. Ce qui donne lieu à une difficulté juridique, d'autant plus que l'Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi n'est pas légalement habilitée à assumer le rôle de ce tribunal. Trêve sociale imposée et atteinte aux libertés Sur le plan politique, la contestation de l'état d'urgence, décrété par le président de la République, émane du Front populaire dont le député, Nizar Amami, déclare que leur coalition refuse cette mesure dans laquelle elle voit «une trêve sociale imposée» aux Tunisiens. Il ajoute qu'avant la proclamation de l'état d'urgence de quelques jours, le chef du gouvernement en a envisagé la possibilité dans les jours qui viennent, dans le cadre d'une réunion consultative avec le porte-parole du FP, chose que celui-ci a catégoriquement récusée au nom du Front. Amami précise que le Front considère que cette mesure constitue le prélude à la répression des libertés, du droit de protester, du droit d'expression et du droit d'association. Jilani Hammami, lui, juge que les promesses faites par le président de la République à ce propos ne sont pas rassurantes. Il reste sceptique à son égard lorsqu'il déclare que «la liberté d'expression et la liberté de la presse constituent les acquis de l'Etat, seulement, ces libertés ne doivent pas entraver, ni rendre difficile la lutte contre le terrorisme». Il y voit une atteinte criante à ces libertés, car l'évaluation de la conditionnalité de l'exercice de ces dernières est du seul ressort des autorités qui peuvent, sur la base de ce pouvoir discrétionnaire, les limiter considérablement, voire les annuler carrément, en censurant, par exemple, une émission de télévision dans laquelle elles verraient un obstacle devant ses efforts de lutte contre le terrorisme. Et le même prétexte serait utilisé pour interdire des protestations ou bien des sit-in, toujours d'après le député du FP qui explique, en outre, que la loi sur laquelle s'est appuyé le président de la Répubique pour décréter l'état d'urgence est celle du 26 janvier 1978 qui est inconstitutionnelle et qui permet au ministre de l'Intérieur de prendre des mesures limitant les libertés ainsi que d'autres décisions, sans qu'il ait besoin d'une autorisation préalable. Un état d'urgence politique et syndical Les dirigeants du FP restent persuadés que la décision prise par le président de la République n'est pas justifiée, tant que les autorités sécuritaires n'ont pas annoncé expressément la présence de menaces extrêmement dangereuses pour le pays. Ce qui rejoint la thèse développée par l'expert en droit constitutionnel, Kaïs Saïed. De son côté, le vice-président de l'ARP fait savoir que la question relative à l'Etat d'urgence n'a pas été posée, lors de la dernière réunion du bureau de l'Assemblée, tout en soulignant qu'avant de prendre cette décision le président de la République aurait dû élargir les consultations, afin qu'elles impliquent leur bureau ainsi que les groupes parlementaires, dès lors que ces mesures exceptionnelles auront des conséquences sur le fonctionnement de l'ARP qui, suivant l'article 80 de la Constitution sus-citée, ne peut pas prononcer, tout au long de cette période, de motion de censure contre le gouvernement, comme elle doit rester en état de réunion permanente. Ces divergences quant à l'urgence et la nécessité d'une telle mesure laissent certains proposer une troisième solution pour concilier les deux positions antagonistes. Ils estiment que l'état d'urgence sécuritaire et militaire devrait être accompagné d'un état d'urgence politique et syndical, faute de quoi il tracerait la voie qui mènerait tout droit à la dictature au nom de la sécurité. Sans rejeter cet état d'urgence, ils préconisent qu'il faudrait le lier à un choc politique positif et exceptionnel, tel qu'un changement gouvernemental, privilégiant la constitution d'un gouvernement d'unité nationale élargi, et un plan de salut national, démocratique et radical auquel seraient appelées toutes les principales forces politiques et syndicales sans exception aucune, afin de sauver ce qui reste à sauver du pays...