Que faut-il faire face à ces députés qui tiennent un double discours ? Au palais du Bardo, la discussion de la loi organique sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d'argent, qui a obligé nos députés à passer des nuits blanches au siège de l'Assemblée, a permis de poser une question fondamentale : l'immunité des parlementaires relève-t-elle du domaine du sacré ? En plus clair : peut-on priver un député de son droit à l'immunité quand il dérape ? Qui est habilité à demander à ce que le Parlement prenne la décision de lever l'immunité de l'un de ses députés afin que la justice puisse le poursuivre et le condamner, le cas échéant ? Jusqu'ici, c'est le ministère public qui dispose de la compétence exclusive d'exiger du Parlement de «libérer», par un vote lors d'une séance plénière, l'un des députés au cas où il commettrait un crime passible d'une peine de prison. Et c'est au ministère public de fournir au Parlement les preuves qui montrent que le député incriminé a bien commis la faute pour laquelle il va être jugé. Cette fois-ci, les choses ont bien changé puisque c'est une députée de Nida Tounès, Ons Hattab, qui a demandé, lors de son intervention au cours du débat général sur la loi antiterroriste, que «le bureau de l'Assemblée (direction du Parlement) prenne l'initiative de demander à la séance plénière de lever l'immunité des députés ‘‘du terrorisme''», sans bien sûr nommer qui sont ces derniers». «Oui, précise Ons Hattab à La Presse, j'ai bien exigé que les députés du terrorisme soient privés de leur immunité parlementaire pour que la justice puisse leur infliger les sanctions pénales qu'ils méritent. Pour moi, il n'est plus question que des députés qui incitent à la haine et soutiennent les terroristes puissent continuer à siéger au sein du Parlement et à tenir un discours double qui ne peut plus tromper personne. Malheureusement, sur le plan juridique, mon initiative ne peut pas être examinée par le bureau de l'ARP. En effet, la loi en vigueur dispose que c'est au ministère public de saisir le bureau de l'ARP et de lui demander, via des preuves avérées, que le Parlement lève l'immunité d'un ou de plusieurs députés. Quand la demande du ministère public parvient au bureau de l'Assemblée, ce dernier est tenu de la soumettre à la commission de l'immunité parlementaire et c'est à cette dernière de soumettre la demande au vote des députés à l'occasion d'une séance plénière». Surenchères et récupération Ons Hattab, plus que jamais attachée à son initiative «au plan moral et politique», dénonce les tentatives de récupération par certains autres députés qui ont déjà fait circuler une pétition dans laquelle ils veulent que les «députés du terrorisme» (il semble qu'au sein du palais du Bardo l'appellation ne choque plus personne et qu'elle est adoptée y compris dans des documents écrits) soient expulsés du Parlement. Elle révèle: «J'ai été surprise que le député Fayçal Tebbini, président du parti la Voix des agriculteurs, me demande de signer la pétition en question et j'ai découvert que certains députés du Courant démocratique (Ndlr: trois députés de ce parti, Samia Abbou, Ghazi Chaouachi et Noômane Euch, se sont abstenus lors du vote de la loi antiterroriste tout comme Tebbini) ont déjà signé la pétition. Pour moi, cela relève de la récupération et de la surenchère et personne parmi les députés au Bardo ou parmi les acteurs du paysage politique ne pourra en être dupé». Nida Tounès soutient-il l'initiative de sa députée ? Ons Hattab répond : «Jusqu'ici, le parti n'a pas examiné officiellement la question et ne s'est pas prononcé sur les suites à donner à mon appel. En tout état de cause, je suis convaincue que Nida Tounès ne peut que soutenir politiquement une telle initiative». Comment reconnaître «les députés du terrorisme» ? Pour le constitutionnaliste Kaïs Saïed, «l'affaire est purement politique. Il s'agit de positions qu'expriment certains députés à l'encontre de leurs collègues. A ma connaissance, il n'y a pas de députés qu'on peut qualifier de ‘‘terroristes''». Reste comment juger les opinions d'un député ou ses positions. L'article 68 de la Constitution est clair, puisqu'il dispose qu'aucune procédure de justice ne peut être prise à l'encontre d'un membre du Parlement pour ses opinions, ses propositions ou des actions qu'il entreprend en relation avec sa fonction représentative». Et le Pr Kaïs Saïed d'ajouter : «Le député ne peut être arrêté qu'en cas de flagrant délit. Et dans ce cas, le parquet doit aviser immédiatement le président de l'Assemblée des représentants du peuple. Le bureau de l'Assemblée peut se réunir sur-le-champ et demander la libération du député. Il est immédiatement relâché». Il est à rappeler que les assemblées représentatives tunisiennes ont connu depuis l'accession de la Tunisie à l'indépendance de rares demandes de levée d'immunité parlementaire. En 1959, l'Assemblée nationale constituante, qui a enfanté la constitution du 1er juin 1959, a eu à examiner une demande de levée d'immunité contre un constituant ayant commis un accident de circulation ayant entraîné la mort d'un jeune enfant. Mais, le député y a échappé puisque le quorum n'a pas été atteint. L'Assemblée nationale du temps du président Bourguiba, a levé, en 1965, l'immunité parlementaire du député Habib Achour pour qu'il puisse être jugé dans l'affaire du loud de Kerkennah. En 1978, Habib Achour, S.G. de l'Ugtt et député au nom du PSD, a été arrêté en flagrant délit «pour avoir menacé de brûler la capitale au cas où le siège sécuritaire imposé contre le local de l'Ugtt, place Mohamed-Ali, ne serait pas levé immédiatement». Enfin, trois affaires de levée d'immunité ont été soumises à l'Assemblée nationale constituante née des élections du 23 octobre 2011. La commission parlementaire d'immunité n'a pas jugé utile de les soumettre à la séance plénière et les constituants incriminés n'ont pas été poursuivis par la justice.