Par M'hamed JAIBI La tournure prise par les événements, suite à la fronde menée par de larges franges de l'opposition contre la «réconciliation économique et financière», dont le recours à la rue et les appels, à peine voilés, à la rébellion, exige incontestablement que l'on songe à rétablir les ponts du dialogue et à engager, en lieu et place de la confrontation agressive, un vrai débat rationnel et argumenté sur le fond. Une inquiétante bipolarisation Le positionnement actuel et la bipolarisation vertigineuse qui en découle, menaçant la cohésion nationale et l'autorité des institutions représentatives, s'articulent autour d'une symbolique des légitimités, dans cette IIe République aux pieds encore tendres : celle du président de la République, élu au suffrage universel direct, père du projet de loi portant «réconciliation économique et financière» et celle de l'Instance vérité et dignité chargée de promouvoir la justice transitionnelle. Le débat sur la forme a inévitablement dévié sur un positionnement politique, voire politicien, opposant la forte majorité parlementaire articulée autour des quatre partis gouvernementaux, et les divers partis ayant perdu les élections de 2014, confortés par l'attitude très critique de l'Ugtt à l'égard du projet de loi dans sa forme actuelle. Cette bipolarisation est artificielle et inquiétante, parce qu'elle part sur un positionnement politicien voulant prêter aux autorités actuelles l'intention de «sauver les auteurs de malversations» et de «rétablir l'ancien système», et affirmant que la rupture serait consommée, à travers le projet de loi sur la réconciliation, entre deux Tunisie «aux intérêts inconciliables». Le débat de fond fait défaut Le débat de fond, qui fait défaut, puisque baigné dans un flot de présupposés et d'accusations mutuelles, doit concerner les objectifs nationaux majeurs, ceux de la révolution populaire et ceux dictés par la situation économique, financière et sociale dans laquelle se morfond le pays et qui le menace de banqueroute. La justice transitionnelle entend questionner, arbitrer, sanctionner puis réconcilier. En est-il encore temps ? En a-t-elle les moyens ? En a-t-elle l'autorité suffisante ? Maintenant que la justice conventionnelle a été épurée et s'est érigée en véritable pouvoir indépendant, et alors que les nouvelles institutions représentatives, exerçant le pouvoir au nom du peuple, sont en place, jalouses de leur légitimité démocratique. Le gouvernement, le président de la République et l'Assemblée des représentants du peuple entendent, suite à près de cinq années de marasme et de tâtonnements, veiller à tracer la voie de la reprise et de la relance, en mobilisant tous les moyens matériels, techniques et humains possibles, dont les fonds détenus par les personnes et entreprises impliquées ou soupçonnées d'implication dans des malversations ou d'avoir profité de faveurs sous l'ancien régime. Quitte à accélérer ou à simplifier les étapes de la justice transitionnelle, car les caisses de l'Etat sont dramatiquement vides. Un projet de loi qui marque l'urgence Et le projet de loi présenté par le président de la République va dans ce sens en marquant l'urgence, même s'il n'entre pas dans le détail des sanctions pouvant être infligées aux personnes et entreprises reconnues fautives, qui s'engageraient dans le processus de réconciliation. Une réconciliation volontaire qui simplifierait la négociation et accélèrerait le retour à la concorde. En face, l'Instance vérité et dignité promet de faire suspendre la procédure en justice de toute personne acceptant l'arbitrage de la justice transitionnelle, privilégiant donc, elle aussi, la voie de la réconciliation. De sorte qu'un dialogue bien conduit est parfaitement capable d'unifier la démarche et d'éviter cette guerre de positions. Il serait donc urgent de voir les experts s'activer, de part et d'autre, à argumenter leur approche par une évaluation des procédures éventuellement proposées et une étude prévisionnelle des apports en matière de récupération des fonds, des intérêts dus et des indemnisations, et leur impact sur les fondamentaux de l'économie, sur les divers indicateurs et sur les attentes en matière de développement national et régional, et au niveau social. Débat à l'Assemblée et dialogue national Le projet présidentiel présente une solution juridique à une situation qui s'est inscrite dans la durée, d'un potentiel économique et financier pétrifié et de personnes et entreprises impliquées ou soupçonnées qui sont prises en otage par des négociateurs occultes. Certains accusent le projet de loi de proposer d'oublier les malversations du passé sans s'assurer qu'il n'y aura pas récidive. Mais que propose de plus la justice transitionnelle et a-t-elle les moyens de prévenir une rechute ? Le fait est que le projet de loi vient poser concrètement les problèmes de faisabilité et les questions de détail. Il vient proposer un débat sérieux à l'Assemblée, dans les différentes institutions et au sein de l'opinion publique, et un véritable dialogue national impliquant toutes les forces vives du pays pour finaliser la transition et la justice transitionnelle, et accélérer la réconciliation. Pour engager enfin les réformes que le peuple attend.