Politologue et directrice du bureau d'International Alert en Tunisie, Olfa Lamloum a coordonné l'enquête « Situation sécuritaire et gestion des frontières du point de vue des habitants de Kasserine ». Elle a présenté les grandes lignes de ce travail sur terrain, réalisé en février 2015, lors du colloque du Forum et d'ASF. Quels sont les indicateurs tirés de votre recherche sur Kasserine, qui vous paraissent les plus graves, car consacrant la marginalisation de la région ? Malheureusement en Tunisie, nous disposons d'une connaissance réduite et des outils très peu rodés pour comprendre la marginalité. Ce qui ressort en premier de l'enquête quantitative visant 500 jeunes âgés de plus de 18 ans réside dans le taux élevé d'analphabétisme de notre échantillon (37%). L'abandon scolaire caractérise plus de la moitié des interviewés. 66% ne sont pas couverts par la sécurité sociale, ce qui représente un indice de précarité et de fragilité. Plus de 16% travaillent comme ouvriers dans les chantiers (hadhayir). Un mécanisme instauré au temps de Ben Ali, maintenu après la révolution pour absorber le mécontentement social sans pour autant incarner un vrai dispositif de lutte contre le chômage. La précarité marque tous les secteurs socioéconomiques à Kasserine. Quelles en sont les raisons ? Il me semble que l'origine de cette situation remonte à la période post-coloniale et à ses choix économiques qui ont misé sur les régions côtières et sur un modèle économique basé sur l'offre d'une main-d'œuvre au coût réduit positionnée par rapport au marché international. Plus tard, les lois 72 et 74 confirmeront ces modèles. La précarité à Kasserine trouve également son origine dans la crise du secteur agricole aggravée notamment par le problème des terres collectives. Parce qu'une grande partie des agriculteurs de la région ne disposent pas de titres fonciers à cause du statut particulier de ces terres, ils ne peuvent ni obtenir de prêt, ni développer leur bien, ni le vendre, ni le louer. Ce problème inextricable ne semble pourtant pas intéresser les politiques. Pourquoi à votre avis les jeunes de Kasserine semblent encore plus stigmatisés après la révolution ? La stigmatisation et la disqualification symbolique des régions démunies et des catégories populaires urbaines ne sont pas un fait nouveau. Curieusement, la révolution n'a pas changé la donne. Car, malgré l'insurrection de Ben Guerdane contre Ben Ali en 2010, les mobilisations des jeunes de Douar Hicher et Ettadhamen en janvier 2011 ou encore la révolte du bassin minier, nous assistons aujourd'hui à une réitération des stéréotypes. Ainsi, Kasserine est réduite à la contrebande et au Chaâmbi, Ben Guerdane est de nouveau renvoyé à son tribalisme et Douar Hicher évoqué comme foyer du jihadisme. Si la stigmatisation des « classes dangereuses » a toujours existé chez nous, désormais elle se déploie également dans les médias, et semble de plus en plus peser sur la vie des jeunes en entravant leur droit de circuler librement et leur chance de trouver un travail.