L'enquête quantitative et qualitative a été commanditée par Alert International, une ONG qui cherche à apporter un éclairage multi-dimensionnel sur les situations de conflits dans le monde en prenant en compte le point de vue des populations vulnérables et marginalisées. Elle a duré près d'une année, de janvier à octobre 2014, a concerné 740 personnes des deux sexes et a mobilisé une politologue, Olfa Lamloum, et quatre sociologues, Ridha Ben Amor, Imed Melliti, Hayet Moussa et Mohamed Ali Ben Zina. Ce travail, marqué par la rigueur méthodologique et un grand respect de la parole, des idées, des espoirs et des valeurs des 18-34 ans de deux territoires périurbains réputés « sales, bêtes et méchants », a donné lieu à un ouvrage collectif publié en avril dernier intitulé : « Les jeunes de Douar Hicher et d'Ettadhamen. Une enquête sociologique »*. Au fil de sept chapitres, l'ouvrage rend compte des logiques familiales, territoriales, sociales, politiques et religieuses qui sous-tendent le quotidien des jeunes de deux quartiers situés en marge de la ville de Tunis et en « marge de l'Etat » comme le démontrent les chercheurs. Les 18-34 ans de Douar Hicher semblent avoir une conscience très aiguë du stigmate de leur quartier, qu'ils mettent en relation dans leurs propos avec la notion de « tahmich » (marginalisation). Selon plusieurs témoignages recueillis notamment par le sociologue de l'urbain Ridha Ben Amor, c'est aux acteurs publics que revient la responsabilité de la marginalisation des deux territoires : « Le quartier est en quelque sorte soumis à une forme de ségrégation sociale du fait qu'il est dépourvu d'équipements lui permettant de s'intégrer dans l'espace public. Le même enquêté explique ainsi que la mauvaise renommée du quartier est due aux habitants, mais aussi et surtout aux pouvoirs publics : «...Ils nous marginalisent en comparaison des quartiers chics (raqya)... Ils ont tout, il nous manque trop de choses ». Ridha Ben Amor va jusqu'à esquisser l'hypothèse que la logique de repli sur le quartier en tant qu'espace d'appartenance de ces « exclus au cœur de la cité » se manifeste par « les sociabilités qui constituent une forme d'investissement dans le quartier, soulignant la force du lien social. Ce dernier offre du coup la possibilité de mieux résister au stigmate », écrit R. Ben Amor. La famille représente également un espace refuge au sein d'un environnement difficile. A cause des difficultés d'insertion professionnelle, l'autonomie par rapport à la famille est loin d'être envisageable, comme le fait remarquer le sociologue Imed Mettiti. « Les contraintes économiques poussent les jeunes à s'installer après le mariage dans leur famille d'origine, où ils deviennent une charge supplémentaire », écrit le sociologue. Une solidarité non dépourvue de conflits, ni de tensions. Les jeunes de douar Hicher et d'Ettadhameen mettent la valeur travail à la tête de leurs préoccupations (88,8%). Le travail précède de peu la valeur religion : 88, 6%. L'importance cruciale du travail qui individualise les jeunes et leur procure une reconnaissance sociale est également un facteur des changements qui traversent les fondements des liens sociaux dans les deux quartiers. Un ouvrage de référence qui renoue avec un terrain d'observation, qui a été occulté tout au long des 23 dernières années d'autoritarisme, la Tunisie méconnue et volontairement oubliée des cités populaires. * « Les jeunes de Douar Hicher et d'Ettadhamen. Une enquête sociologique », sous la direction de Olfa Lamloum et Mohamed Ali Ben Zina, International Alert, 2015, 202 pages