Par Raouf SEDDIK Avec l'investiture, avant-hier, de Kaboré au poste de président de la République, le Burkina Faso, pays à 60% musulman, est en train d'accomplir un grand pas dans l'achèvement de sa transition démocratique. Mais aussi dans la transformation du paysage politique de l'Afrique de l'Ouest. Le nouveau président avait été élu le 29 novembre dernier, dès le premier tour de scrutin, grâce à un score de 53,5% des suffrages. Son principal rival, Diabré, avait recueilli près de 30 % des voix. L'élection, initialement prévue en octobre, avait été retardée en raison de la tentative de putsch fomenté par l'ancienne garde présidentielle et derrière laquelle on soupçonne le dictateur déchu, Blaise Compaoré. Compaoré a régné pendant 27 ans. Il avait pris le pouvoir en 1987 à la faveur d'un coup d'Etat qui a coûté la vie à son prédécesseur, Thomas Sankara. Son implication directe dans le meurtre a toujours été présumée, sans être prouvée. Mais la poursuite de la transition démocratique, suite à son éviction du pouvoir en novembre 2014, menaçait de rouvrir le dossier et de faire la lumière sur les événements. Et c'est ce qui, aussi bien pour lui que pour ses acolytes, ne devait pas avoir lieu, semble-t-il. L'échec du putsch, en tout cas, en a décidé autrement et il a permis à la justice burkinabée de lancer contre lui, le 4 décembre dernier, un mandat d'arrêt international. Or ce qui est étrange dans cette affaire, c'est que Blaise Compaoré, en fuite, a trouvé refuge en Côte d'Ivoire. C'est-à-dire dans un pays qui est lui-même largement engagé dans une transition démocratique, et qui a d'ailleurs payé de son sang et de ses larmes pour se délivrer de son propre dictateur, Laurent Gbagbo. D'autre part, on sait que Kaboré est un ami de longue date de Alassane Ouattara, l'actuel président ivoirien... Autant de raisons qui devraient pousser la Côte d'Ivoire à livrer sans délai son encombrant réfugié à la justice du Burkina Faso. Et non à le garder comme un hôte de marque, ainsi qu'elle le fait. Le sujet faisait la une des journaux mardi dernier dans la capitale Ouagadougou, alors que Ouattara était attendu à l'occasion de la cérémonie d'investiture de Kaboré, aux côtés des présidents du Mali, du Niger, du Sénégal et de la Guinée. Sur le plan légal, certains observateurs font remarquer que l'actuelle constitution du Burkina Faso ayant maintenu la peine de mort, et l'ancien dictateur étant passible d'une telle condamnation, cela donne le droit à la Côte d'Ivoire de déroger à ses obligations vis-à-vis de la justice de son voisin. Mais est-ce une raison suffisante pour s'exposer, sinon à l'hostilité des Burkinabés, du moins à leur perplexité et à leur incompréhension ? N'y a-t-il pas une solution, sachant qu'au-delà de l'affaire Sankara, Blaise Compaoré s'est rendu coupable de toutes sortes d'injustices envers le peuple et que, par conséquent, le soustraire aux tribunaux peut être perçu comme une forme de complicité ou de défense de son impunité ? Mais il convient aussi de se demander si, à ce stade précis de la transition politique, s'engager dans une explication avec le passé et ses zones d'ombre, comme ne manquerait pas de le faire le jugement de l'ancien président, est vraiment une bonne chose. D'une façon générale, le passé cache des blessures qu'on ne doit rouvrir, pour les guérir, que lorsque les conditions de la stabilité sont rendues présentes et qu'une certaine disposition à les affronter se manifeste. Sans quoi, on risque de retomber dans le désordre du ressentiment et de la violence : désordre propice lui-même au retour de la dictature... Si cette hypothèse est la bonne, ce n'est pas de défense de l'impunité du dictateur qu'il s'agit, mais de défense de la capacité du peuple burkinabé à bien conduire le processus psychologique qui préside à sa transition démocratique. Et cela relèverait alors d'une forme de solidarité bienveillante. D'autant plus bienveillante qu'elle prend sur elle le risque de l'incompréhension et du malentendu. Cette explication reste bien sûr une hypothèse, mais il est permis d'y croire.