La soirée de vendredi dernier au Festival international de Hammamet, qui coïncide avec sa troisième nuit ramadanesque, était bien en phase avec l'esprit du mois saint. Les invités ce soir-là n'étaient autres que les derviches tourneurs de Konya en Turquie, qui ont drainé un large public, entre curieux et connaisseurs. La première partie de la soirée a été meublée par la musique. Comme le veut la tradition de la ville de Konya, un des berceaux du soufisme turco-persan, le nay était le roi des instruments. Lui-même symbole du soufisme, c'est un incontournable du Dhikr (chant soufi), en plus du qanûn, du saz, du bendir et autres percussions. Les magnifiques chants, d'une haute spiritualité, se succèdent et ne se ressemblent pas. Jusque-là, rien de spectaculaire. Ce qui valait vraiment le détour, c'est la deuxième partie de la soirée. Le vrai spectacle commence avec le retour des onze musiciens sur scène, accompagnés de six derviches tourneurs. Il faut d'abord préciser que cette troupe appartient à l'ordre soufi des Mevlevis. Leur rituel, intitulé «sema», est apparu à Konya au XIIIe siècle et est attribué au poète et philosophe mystique Jalaleddin Rumi (1207-1273). Leur danse giratoire permet aux derviches d'entrer en communion avec Dieu et l'univers, ce qu'ils appellent la tarîqa (cheminement vers Dieu). Ce rituel est d'une haute symbolique. Chaque fait et geste des derviches a une signification particulière. Les musiciens ayant repris leur place, cinq jeunes derviches s'agenouillent, devant eux et face au public, sur des peaux de chèvre. Le sixième, beaucoup plus âgé qu'eux et qui semble jouer le rôle du maître, prend une position latérale par rapport à eux. Sa peau de chèvre est teinte en rouge. La couleur et la forme de sa toque sont également différentes de celles des autres. Tous portent des burnous noirs qui laissent entrevoir leurs fameuses robes blanches. Leurs toques coniques représentent la tombe. Il y a aussi les capes, qui représentent l'enveloppe matérielle et dont ils doivent se débarrasser avant d'entamer leur danse et de s'unir avec le créateur. Le rite commence par la lecture de versets du Coran et de quelques chants soufis. Les derviches sont comme en dormance. Le son des nays s'élève pour les réveiller. Ils se lèvent, ôtent leurs burnous et commencent à tourner en cercle (geste que certains expliquent par analogie aux mouvements des astres), lentement, en se saluant et en saluant le maître à chaque fois qu'ils passent à côté de lui. Petit à petit, la danse s'accélère. Les derviches tournent sur eux-mêmes, la paume de la main droite tournée vers le ciel, pour recevoir la lumière divine, la gauche vers la terre, pour transmettre cette lumière. Ils changent souvent de position : tantôt ils sont trois au centre, entourés des deux autres, tantôt ils sont quatre sur les côtés pendant qu'un seul demeure au milieu… Leurs robes qui s'ouvrent dans l'air et ne doivent jamais se toucher indiquent le rythme de leurs mouvements. Ils sont en plein dans la tarîqa. Leur danse, qui impose le silence dans le public, les mène à une transe extatique. Puis, le rythme tombe en cascade jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent. Un des chanteurs prononce d'autres versets du Coran et finit par la Fatiha. L'un après l'autre, musiciens et derviches quittent la scène. Place aux applaudissements ! Ces derviches, dont le nom signifie les pauvres en Dieu, ont choisi, bien des siècles plus tard, de suivre le chemin de leurs ancêtres qui rejettent la tunique matérielle de la vie. Ils se sont voués à un mode de vie bien différent du nôtre, loin de nous autres modernes, pressés et stressés par les urgences du quotidien. C'est peut-être là le secret de la pérennité de ce rite, aussi intact que les robes blanches des derviches. Ils sont à des siècles de la naissance de leur danse, et pourtant, ils tournent encore !