«J'ai fait une partie de ce dont je rêvais mais le théâtre, à l'instar de tous les arts dans notre pays, a vécu beaucoup de crises, il aurait pu se porter mieux et s'épanouir». L'association L'Art Rue a présenté, le 29 octobre 2021, dans le cadre de son programme digital «DPDW Performance Room», la performance «Métamorphose #2» créée et mise en scène par Essia Jaïbi, coécrite et interprétée avec/par Jalila Baccar. Cette performance a été diffusée en live sur la page Facebook de l'association. Une discussion a suivi la performance, modérée par la journaliste, autrice, comédienne et script Dr Souad Ben Slimane. Le thème de la métamorphose semble bien inspirer la metteuse en scène qui a présenté il y a quelques mois, sur le même support, « Métamorphose #1» et qui portait sur le mythe « Narcisse et Echo ». «J'ai eu plusieurs idées de « Métamorphose » et l'envie de travailler sur cette thématique dans tous ses sens. La deuxième métamorphose s'est inspirée du théâtre et s'est basée sur la métamorphose de ma mère sur scène…», explique-t-elle. A l'origine de ce travail, un intéret d'Essia Jaïbi pour la thématique de la métamorphose, inspirée, cette fois-ci, de sa mère qu'elle découvre à l'âge de 4 ans en la voyant dans la pièce «Familia» endosser le rôle d'une femme de 80 ans. Effrayée, elle ne comprenait pas comment sa mère peut disparaître subitement et entrer aussitôt dans la peau d'un autre personnage : «- Et toi, elle fait quoi ta mère ? – Moi, ma maman, elle joue ! Longtemps, j'ai voulu croire que je connaissais ma mère. Bah oui c'est MA mère. D'ailleurs c'est moi qui l'ai faite mère, ma mère. Quand j'avais 4 ans, je suis allée au théâtre, j'ai regardé la scène et ma mère avait 80 ans. J'ai eu peur, je me suis enfuie. Des années plus tard, j'ai compris. Ma mère est comédienne. Son métier c'est de jouer, de se transformer, de se métamorphoser. Maintenant, que je n'ai plus 4 ans, j'ai voulu la faire jouer. La mère est toujours là, et la comédienne se prépare à entrer en scène. Dans des coulisses imaginaires, face à son reflet infini, elle est visitée par ses multiples métamorphoses. – Dis maman, c'était bien toi sur scène ? – Oui et non – Raconte-moi !» Les deux femmes ont co-écrit le texte et l'ont scénarisé. Pendant la performance, la mère et la fille se donnent la réplique : en prenant la parole, la fille présente sa mère sur scène. A travers «Métamophos#2», Essia Jaïbi explore le lien entre elle et sa mère, en invoquant des bribes de souvenirs, des situations en lien avec la mère- comédienne, des réminiscences de l'enfant, et ce que sa propre mémoire et celle sa mère ont retenu des œuvres théâtrales et des personnages qui ne cessent d'habiter cette dernière : «Je suis allée chercher dans sa mémoire et dans la mienne en évoquant même d'anciennes pièces que je ne connais pas comme "Tahkik" mais aussi à travers la mémoire collective, en exposant le contexte actuel dans lequel nous vivons», note-t-elle. Jalila Baccar est «enfermée» dans une sorte de boîte noire, avec ses différentes réflexions à travers les miroirs disposés autour d'elle… Derrière la scénographie, on trouve Bastien Lagier qui signe, également, la lumière. Confrontée à son passé et au présent, ses personnages incarnés auparavant, font écho et se reflètent au fur et à mesure de « la métamorphose » : Jalila Baccar change de peau et passe d'un rôle à l'autre, ceux qui ont marqué sa carrière, tout en les confrontant à l'état actuel du pays, de la scène artistique. Une caméra obscure à l'allure d'une machine à remonter le temps, opère des allers-retours fugaces. «À peine je touche un élément et me voilà de retour dans le présent», souligne-t-elle. Lors de la discussion qui a suivi la performance, Souad Ben Slimane, interpelle la femme de théâtre sur son rapport à ses personnages et si elle en est souvent et toujours habitée. «Pas de la même fréquence, dit-elle, certains reviennent d'une manière régulière comme Bahja de "Familia", qui a pris son autonomie et dont la présence se fait en dehors de moi…Alima de "Sahra Khassa" est souvent là. Wassila de "Khamsoun" et le personnage sans nom de «Violences» m'habitent également. Cela revient à travers des répliques, des anecdotes en me préparant avant chaque spectacle, nichées dans des coins de ma mémoire et qui reviennent souvent…» «Le théatre est mort !», lance cette dernière à la fin de la performance. Souad Ben Slimane revient sur cette réplique. «Le théâtre que j'ai rêvé moi et d'autres de ma génération, on ne le retrouve plus… à l'image du pays. J'ai fait une partie de ce dont je rêvais mais le théâtre, à l'instar de tous les arts dans notre pays, a vécu de nombreuses crises et aurait pu mieux s'épanouir», explique la femme de théâtre. Essia Jaïbi prépare un nouveau spectacle sur Tunisian Queer play, «Assez particulier et qui me tient à cœur», dit-elle. Il est produit par l'association Mawjoudin en partenariat avec L'Art Rue.