Il n'y a pas à dire, il existe plusieurs Tunisies. En tout cas, celle qui, samedi dernier, ondulait ses hanches sur les gradins du théâtre de plein air de Carthage, pendant la soirée consacrée à la super star de la pop music marocaine, ne cesse de nous surprendre Elle était venue nombreuse (plus de 3 000), en famille, avec enfants, bébés en poussettes, voile, mini- jupe, décolleté, smartphone, et ne cessait de se prendre en photo selfie. Cette Tunisie est celle qui ne finit pas de danser, qui apprend par cœur toutes les chansons et qui vole la vedette à l'artiste. C'est celle qui, une fois «rassasiée», quitte le théâtre avant même la fin du concert. C'est, finalement, celle qui, face au divertissement, se comporte «religieusement» sans jugement, sans réflexion. En regardant les feuilletons, elle s'assure que son monde est toujours le même, qu'il n'a pas bougé. En s'alarmant sur les « cas sociaux » de la téléréalité, elle se dit « ça n'arrive qu'aux autres ». Au fait, c'est celle qui est née du système du « divertissement institutionnalisé » dont la stratégie était d'ôter au peuple cette faculté de jugement et de réflexion. Car, à l'époque de Ben Ali, on devait se comporter « religieusement » face au pouvoir. Le dictateur déchu avait pour objectif — en favorisant l'émergence d'un certain genre d'émissions télé ou de spectacles «divertissants» — de se protéger, à la fois contre les agressions de l'art et de l'individu — l'artiste étant l'incarnation même de l'individualisme — et celles accompagnant l'incertitude qui découle de la rencontre avec l'art, l'imaginaire et l'aventure esthétique elle-même. Et voilà que ça continue encore aujourd'hui ! Peu importe si celui que l'on invite sur la scène d'un festival aussi prestigieux (ou qui le fut) est impliqué dans une affaire de viol, que son répertoire est trop court pour tenir le temps d'un spectacle, l'important est de «divertir le peuple qui en a besoin», et de satisfaire «les méchants journalistes » qui crient au scandale quand les gradins sont à moitié vides. «Tout le monde a le droit au spectacle», diriez-vous au nom de la démocratie. Pourquoi alors ne pas diviser le festival de Carthage en plusieurs ? Car à force de penser à une seule Tunisie, les autres doivent se sentir larguées ! Et aujourd'hui, plus que jamais, toutes les Tunisie confondues sont en train de récolter ce que les esprits toxiques ont semé en matière de «discrimination» et de «marginalisation». Bref, Saâd Lemjarred, ce chanteur marocain doublé d'un acteur, au charme irrésistible à la Robert Downey Jr (acteur américain), a tout fait pour réussir son show. Il était accompagné d'un groupe de musiciens, de danseurs, et d'un DG très sympathique, qui a l'art de chauffer l'ambiance. Il a commencé par son tube «mal hbibi malou» ou Qu'arrive-t-il à mon bien-aimé (plus de 110 millions de vues sur Youtube), pour finir — à deux reprises — par «Lm3allem», actuellement le clip le plus regardé du monde arabe sur le site avec plus de 343 millions de vues. Au milieu du spectacle, Saâd a réservé une surprise à ses fans : deux chansons du répertoire folklorique tunisien, dont «Nemdeh lagtab», en compagnie d'un groupe invité, dirigé par Jalel Chaouachi. La super star marocaine de la pop music a également repris les tubes du Rai dont «Baida mon amour» de Chab Hasni, et «Jibouli mali» de Mami. Déjà, après avoir entendu les dernières chansons du répertoire de son idole, un bon nombre de spectateurs ont commencé à se faufiler vers la sortie. Le spectacle s'est terminé avec embrassades et accolades, et..un selfie.