Par Pr Moez LABIDI * Un pas a été franchi pour échapper aux dictats du TMM. La place de Tunis gagnera en attractivité grâce à ce type de réforme. Néanmoins, tant que la mauvaise performance de l'économie tunisienne continue de peser sur le système financier, via le climat des affaires, la prudence doit être de mise, écrit Pr Moez Labidi dans le dernier Billet de Mac SA. Testée depuis plusieurs mois, la nouvelle référence du marché monétaire tunisien a été lancée le 1er septembre 2016. La morosité du contexte économique n'a pas empêché la Banque centrale de Tunisie (BCT) de franchir une étape cruciale dans la modernisation du marché interbancaire, en introduisant le Tunibor (Tunis Interbank Offered Rate). Un nouveau benchmark pour les acteurs de la place. Le Tunibor est le taux que les banques retiennent pour se prêter entre elles « en blanc ». Autrement dit, c'est un taux de référence pour les échanges de liquidités entre banques sans garantie. Les échéances du Tunibor vont d'un jour, une semaine, un mois, à 12 mois. Il sera également utilisé dans de nombreuses formules de calcul de prêts aux particuliers et aux entreprises, dans des placements financiers comme les Sicav, dans des instruments dérivés de gestion du risque de taux, ... Bref, un produit qui ne pourra que booster les opérations financières sur la place de Tunis. La contribution du Tunibor au développement du marché monétaire tunisien est certaine. D'abord, le Tunibor va s'imposer comme un nouveau benchmark pour la rémunération des dépôts et des crédits, remettant ainsi en cause la mainmise du taux moyen mensuel du marché monétaire (TMM) sur l'ensemble des opérations de crédits. L'introduction d'un taux interbancaire sur plusieurs échéances de court terme permet de relooker les opérations de pricing du risque sur chaque maturité. Ensuite, le lancement du Tunibor et l'introduction de nouvelles références de taux courts allant du jour le jour à 12 mois, qui en résulte, favorisent l'émergence d'une courbe de taux et renforcent l'attractivité de la place de Tunis. Enfin, l'arrivée du Tunibor pourrait dynamiser le marché des dérivés. L'introduction d'un nouveau taux interbancaire pourrait forcer la BCT à accélérer le lancement des produits de gestion de risque de taux d'intérêt (swap de taux, Forward rate agreement, ...). C'est à la fois une pièce manquante dans le puzzle du risk management des banques de la place, et une opportunité de taille pour les entreprises et les particuliers dans leurs stratégies de gestion du risque de taux. La place de Tunis a besoin d'un taux de référence. Le niveau du Tunibor serait très sensible aux variations du taux directeur de la BCT. Toutefois, il pourrait s'écarter en fonction du niveau de la liquidité sur le marché. L'assèchement de la liquidité pousse le Tunibor à la hausse. Et la surliquidité de la place serait ressentie à travers sa baisse. Une forte hausse du Tunibor, par rapport aux taux directeur de la BCT, serait très favorable pour les banques. Celles-ci profiteront d'une liquidité à taux faible auprès de l'autorité monétaire pour la prêter à un taux élevé (Tunibor) aux particuliers et aux entreprises. Toutefois, une forte hausse traduit un assèchement de la liquidité sur le marché, qui pourrait résulter d'un manque de confiance entre banques. Phénomène observé sur le marché interbancaire américain, lors de la crise des sub-primes, lorsque les indicateurs de stress financiers ont flambé (c'est le cas du TED spread) suite à la forte hausse du Libor dollar. Une telle situation pourrait paralyser l'offre globale de crédits et précipiter un scénario de crédit crunch. La BCT s'est inspirée des méthodes de calcul employées pour le fixing des principaux taux interbancaires : Euribor (European Interbank offered Rate); Libor (London Interbank offered Rate); Tibor (Tokyo Interbank offered Rate), ... ; pour choisir le panel de contributeurs, pour définir les maturités (avec quelques différences), pour l'élimination des valeurs extrêmes,... Ainsi, pour chaque maturité les banques doivent fournir leurs propositions de taux à la BCT au plus tard vers 10h45 du matin. Après centralisation, la BCT procède à 11h00 (heure locale) au calcul du Tunibor sur la base d'une moyenne arithmétique simple des taux prêteurs reportés par tous les contributeurs, pour le diffuser via les plateformes Reuters et Bloomberg. Historiquement, et compte tenu de la pratique sur les places financières, les maturités les plus utilisées seront le Tunibor 1 mois, 3 mois et 6 mois. Le Tunibor et la tentation de manipulation Il y a toujours un risque de manipulation du Tunibor par des banques de la place. Quand la croissance est de retour, certaines banques, à la recherche d'une marge plus juteuse, peuvent être amenées à majorer les taux proposés afin de pousser le taux interbancaire de la place (Tunibor) à la hausse. Ou, au contraire, lorsqu'une banque se retrouve dans une situation de fragilité financière, elle risque d'encaisser une prime de risque plus élevée (majoration du Tunibor) quand elle s'adresse aux autres banques pour demander de la liquidité. Pour éviter un tel risque, elle serait tentée de cacher sa fragilité en annonçant, lors de la procédure du calcul du taux interbancaire, un Tunibor faible pour pouvoir profiter de la liquidité à bon marché. Si de telles manipulations se limitent à une seule banque, l'impact sur le taux de référence est quasi nul, car, dans la procédure de détermination du Tunibor de référence, les propositions de taux les plus extrêmes (à la baisse ou à la hausse) seront impérativement écartées. Par contre, si plusieurs banques s'entendent sur la volonté de manipuler les cotations, le risque devient plus sérieux. Car, une telle entente pèsera sur le niveau du Tunibor, et du coup, sur tous les contrats et les produits financiers associés (dérivés et autres). En décembre 2013, la Commission européenne a infligé des sanctions (une amende de 1,71 milliard d'euros) à six banques impliquées dans la manipulation des taux du marché interbancaire (Euribor, Libor, Tibor). Au lieu de favoriser la concurrence sur le marché des produits dérivés, ces banques ont scellé une entente pour agir sur le taux. La plus forte sanction revient à la Deutsche Bank (725 millions d'euros d'amende) et la Société Générale (446 millions d'euros). Quatre autres banques ont écopé de sanctions moins douloureuses. Alors que deux autres ont échappé à la sentence : la Barclays (économise 690 millions d'euros) et l'UBS (2,5 milliards d'euros) pour avoir révélé l'existence de l'entente à la Commission européenne. Un scénario à ne pas exclure en Tunisie tant que la détermination du régulateur pour faire respecter les textes réglementaires n'est pas toujours au rendez-vous. L'amertume ressentie après l'échec de la mise en place du compartiment secondaire du marché obligataire, nous offre un très bon exemple. Le lancement du Tunibor est aujourd'hui une occasion pour les autorités monétaires et financière pour réussir la modernisation du marché des capitaux. *La BCT devrait offrir aux entreprises tunisiennes l'opportunité de gérer leur risque de taux d'intérêt, en lançant les produits dérivés les plus adaptés à la gestion de ce type de risque (les Swaps de taux, les FRA forward Rate Agree- ment, ...). *La BCT devrait veiller au respect des obligations des contributeurs en matière de cotation des taux d'intérêt, pour éviter qu'un groupe de banques s'accorde pour sceller une entente, et du coup fausser les mécanismes de marché. *Les autorités tunisiennes doivent au plus vite engager une dynamique de réforme dans le marché obligataire, afin de doter la place de Tunis d'une véritable courbe de taux. Une courbe nécessaire pour développer les instruments dérivés de gestion du risque de taux, et indispensable pour moderniser le segment BFI des banques. Certes, un pas a été franchi pour échapper aux dictats du TMM. La place de Tunis gagnera en attractivité grâce à ce type de réforme. Néanmoins, tant que la mauvaise performance de l'économie tunisienne continue de peser sur le système financier, via le climat des affaires, la prudence doit être de mise. Car des réformes « à la va-vite» peuvent très vite devenir contre productives surtout lorsque le régulateur brille par son excès de conservatisme et son manque de détermination pour sanctionner les dérapages. * Professeur à la Faculté des Sciences économiques et de Gestion de Mahdia