Il est rare de voir de hauts responsables de l'administration décider un jour de payer leur dette envers ceux qui leur ont permis ou les ont aidés à accéder à ces plus hautes fonctions. Abbès Mohsen est de ceux-là. Ce haut commis de l'Etat qui n'eut jamais comme autre ambition que de «servir», aussi désabusé eut-il avoué être dans un précédent ouvrage «Servir, mémoires désabusés d'un commis de l'Etat» dont l'humour atténue l'amertume, vient de sortir un livre aux éditions Cérès : «Les Gouverneurs». Un livre qu'il prépare depuis de longues années, et dont il dit : «Ce livre a été écrit comme on se libère d'une dette. Une dette envers tous ceux, petits ou grands, qui m'ont aidé. Un livre destiné à rendre hommage à tous ces fonctionnaires du ministère de l'Intérieur ou des gouvernorats où j'ai exercé». Mais pourquoi les gouverneurs ? La fonction a-t-elle une spécificité particulière en Tunisie ? Et est-elle si différente des autres pays ? «Elle a d'abord une Histoire, et je l'évoque depuis l'antiquité romaine, puis l'époque musulmane. Ma prétention était de vider le sujet. Le gouverneur, tel qu'on le connaît, est né le 21 juin 1956, dans ce qui était encore le royaume de Tunis. Dans l'esprit de ceux qui l'ont créée, la fonction se trouvait au confluent de trois inspirations : le caïd, le contrôleur civil et le préfet français. Les auteurs du décret beylical du 21 juin avaient pour ambition de mettre sur pied un corps de hauts fonctionnaires de type préfectoral qui aurait haute main sur l'administration. Le gouverneur devait être le successeur du caïd et son empreinte en creux. Car en 1956, et mis à part quelques exceptions notoires, et quelques personnalités brillantes, le corps caïdal, faute d'avoir été remanié, était assez déconsidéré.» L'Histoire du gouverneur a-t-elle su répondre aux attentes placées en elle ? Le gouverneur a-t-il su être ce représentant du pouvoir au service de la population qu'on lui demandait d'être ? «Malheureusement, les événements ont toujours impliqué le gouverneur dans les affaires partisanes, et n'ont jamais permis de le dégager de la politisation. Tahar Belkhodja a bien essayé de l'éloigner des péripéties et des allégeances partisanes en nommant à ces postes des personnes compétentes, ingénieurs, hauts fonctionnaires, juristes...Mais dès 1980, à la demande du PSD, les délégués et les gouverneurs se sont rapprochés. De ces différentes péripéties, il est resté une méfiance et une défiance de l'administration centrale dans ses rapports avec les gouverneurs, ce qui explique la timidité et la sécheresse des délégations accordées. Car comment expliquer, par exemple, qu'un ambassadeur ait latitude pour accorder un passeport, et qu'un gouverneur n'ait jamais eu autorité pour le faire ? Sinon par le fait que l'administration a toujours considéré le gouverneur comme une espèce de mouche du coche». La révolution a-t-elle changé les choses ? A-t-on enfin fait du gouverneur un haut fonctionnaire doté d'un statut qui le protège des aléas politiciens ? «La Constitution prévoit que tout sera fait au niveau de la décentralisation. Il était donc plus que jamais nécessaire, pour protéger la population, que le gouvernement nomme des fonctionnaires ayant suffisamment de distance au niveau politique. Ce qui n'est pas arrivé». Mais à l'issue de cette longue quête qu'il a entreprise, de ses recherches dans les différentes archives nationales, des nombreuses interviews et rencontres, des souvenirs de sa longue carrière, Abbès Mohsen garde le meilleur souvenir de son «temps de gouverneur» et de ses collaborateurs : «Leur dévouement à la chose publique, leur exacte obéissance aux directives du gouvernement et en particulier à l'inspirateur de toutes choses Habib Bourguiba, sont, sans doute, le secret de nos réussites. Ensemble, nous avons fait notre pays. Pas seulement dans l'économie... L'administration régionale a surtout rendu possible la vision qui habitait Bourguiba : émancipation des individus, combats contre l'ignorance et accession des gens à la dignité». Comment ne pas être nostalgique ?