Parmi les récits présentés lors d'un nouveau cycle d'auditions publiques de l'IVD entamé avant-hier, le cas d'une victime de l'affaire Barraket Essahel tient en haleine le public présent à la Caisse de retraite et de prévoyance sociale des avocats Changement de décor des auditions publiques avant-hier, 16 décembre. Le lieu choisi par l'IVD n'est pas très connu : la Caisse de retraite et de prévoyance sociale des avocats, au Centre Urbain Nord, située à quelques encablures de l'aéroport Tunis-Carthage. En cette veille du 17 décembre, une date symbolique en Tunisie, qui a vu Mohamed Bouazizi, à Sidi Bouzid, s'immoler et embraser, au fil des jours, tout un pays, tenir un nouveau cycle d'auditions publiques dans un espace appartenant aux robes noires est très évocateur. Il rend hommage à un métier qui s'est rapidement mobilisé aux côtés des manifestants pour la liberté et la dignité du nord au sud du pays en cet hiver 2010-2011. Il y a maintenant six ans. Comme pour les premières auditions des 17 et 18 novembre dernier, de nombreux anciens ministres et députés de la Troïka et des familles de victimes remplissent le public, toujours nombreux. La présence de l'ex-président de la République, Mohamed Moncef Marzouki, est fortement remarquée. Absents de nouveau, les trois présidents actuels sont partiellement représentés par Iyed Dahmani, porte-parole du gouvernement d'union nationale. Cinq victimes défileront devant l'Instance vérité et dignité au cours de la soirée. Deux femmes tout d'abord : Mehrezia Ben Abed, militante islamiste, torturée pendant des années, surveillée de près et privée de toutes sortes de ressources, Najoua Rezgui, du parti Watad, de l'extrême gauche, torturée elle aussi avec son mari contraint à la clandestinité. Ensuite trois hommes : Abdallah Ben Salah, nationaliste arabe, torturé et incarcéré dans les geôles de Bourguiba, Jamal Sassi, acteur connu et frère de Fadhel Sassi, victime d'un homicide volontaire pendant les évènements du pain en janvier 1984 et enfin Salem Kardoun, officier supérieur de l'affaire Barraket Essahel, férocement torturé avant son jugement et humilié 20 ans durant. En présentant Salem Kardoun, 66 ans, Ali Ghrab, commissaire à l'IVD, dira : «Ce gradé de l'armée tunisienne, qui fait partie de l'élite militaire, est l'une des victimes d'une des affaires les plus complexes que le pays ait vécues». «J'aurais souhaité mourir» «Jamais un officier supérieur de l'armée n'a été humilié de cette façon !», ce leitmotiv ponctuera le long témoignage du commandant Salem Kardoun. L'homme, dont le corps souffre aujourd'hui de 55% d'invalidité, racontera son arrestation le 6 mai 1991, dans le sillage d'une vague de disparitions forcées de plusieurs militaires. Le contexte est particulier, ajoute le militaire : «La guerre du Golfe et la montée du mouvement Ennahdha d'un côté et un remaniement ministériel qui a vu la mise en avant de personnalités comme Abdallah Kallel, en tant que ministre d'Etat et ministre de l'Intérieur, et Habib Boularès en tant que ministre de la Défense nationale. D'autre part, Ali Seriati est alors nommé directeur de la Sûreté nationale et Habib Farza, directeur de la Sécurité militaire». On monte une conférence de presse le 22 mai. A la télévision, Abdallah Kallel «dévoile» un «complot en quatre actes pour changer la nature de l'Etat». Au troisième étage du ministère de l'Intérieur, Salem Kardoun, livré en pâture par ses supérieurs du ministère de la Défense aux policiers, commence par rencontrer un de ses collègues qui lui conseillera de ne pas nier la tentative de coup d'Etat confirmée par d'autres témoins. Nu — après lui avoir ôté de force son uniforme —, les sinistres agents des services de la sécurité de l'Etat (amn eddawla) le forcent à avouer une hérésie pour lui : le projet du fameux complot contre l'Etat. Lui qui a «juré sur le Coran ne jamais trahir son pays» nie avoir assisté le 6 janvier 1991 à une présumée réunion à Barraket Essahel, dans la banlieue sud de Hammamet avec un groupe de militaires fomentant un putsch pour le compte du parti islamiste Ennahdha. Ebahi, parce que s'identifiant toujours à l'image de l'ordre de l'institution militaire qui est la sienne, il subit une épreuve inattendue, les pires sévices que les hommes de Ben Ali aient inventés pour humilier, déshumaniser et punir. On va jusqu'à l'accuser d'être le chef de la bande de Barraket Essahel. «J'aurais souhaité mourir. On m'a répliqué : on va te tuer lentement, nerf par nerf !». Résultat : il est victime d'hémorragies, d'insuffisance rénale aiguë, de déchirements musculaires, de surdité partielle et de stérilité. Un dessein : décapiter l'institution militaire Le 23 juin, le président Ben Ali fait marche arrière et transmet aux militaires, par l'intermédiaire de son ministre de l'Intérieur, qu'il a été trompé sur l'affaire Barraket Essahel. Plusieurs militaires sont libérés. Mais Salem Kardoun ne sait toujours pas selon quels critères certains ont été jugés pour délits mineurs et d'autres pour crimes graves. Accusé d'avoir voulu changer le caractère de l'Etat et adhéré à une organisation non autorisée, il est incarcéré pendant trois ans dans les conditions effroyables des prisons tunisiennes. «Tout ce qui est interdit à l'extérieur devient licite en prison. Le gardien se limite à ouvrir et à fermer la porte de la cellule. Celui qui règne en chef absolu, c'est le kabran. Il se passe entre les murs des prisons tunisiennes des choses que je ne peux évoquer par pudeur. Promiscuité, surencombrement, saleté, malnutrition... Il faut absolument réformer l'espace carcéral. Il nous déshonore, nous hommes et femmes du pays de la révolution, que tout le monde regarde avec admiration», affirme l'officier, la voix pleine d'émotion. Salem Kardoun enchaîne sur un autre calvaire : le contrôle administratif. Huit fois par jour, il est contraint d'aller signer dans un poste de police de la ville de Sfax. Il y est continuellement humilié, giflé, tabassé et abusivement arrêté. Jusqu'à souhaiter le retour en prison. D'autant plus qu'il continue à subir une surveillance policière non-stop, qu'il est privé de toute source financière, des visites de ses proches et du droit d'obtention d'une carte d'identité. «Nous avons fait les frais d'une paranoïa sécuritaire que rien ne justifiait à part l'intention de Ben Ali de décapiter l'institution militaire», soutient Salem Kardoun. Son sort tragique ne voit de fin que le 14 janvier 2011, qu'il considère comme une délivrance. La salle pleure et rit à la fois lorsqu'il s'exclame : «En ces jours de révolution, il m'est arrivé souvent d'arrêter un taxi et de demander au chauffeur : ramène moi là où il y a une manif, je veux crier !». Il continue : «Je n'en croyais pas mes yeux devant le siège du RCD incendié et saccagé. Une fois, je suis tombé sur une manifestation où on scandait : «Ministère de l'Intérieur, ministère de la terreur. J'ai regardé autour de moi, il y avait des policiers qui manifestaient». Salem Kardoun remercie l'ex-président Marzouki pour avoir remis leurs grades aux militaires et adressé aux 244 victimes de Barraket Essahel les excuses officielles de l'Etat. Aujourd'hui il revendique le dévoilement de tous les volets de la vérité sur cette injustice, une opération d'autocritique de l'institution militaire et sécuitaire et des réparations à ceux parmi son groupe qui ont tout perdu à la suite de cette intrigante affaire.