Ces Sisyphes des temps modernes s'installent dès le matin sur cette grande place et y restent jusqu'au soir. Projeté dans le cadre de la 11e édition de Doc à Tunis , La route du pain est une fresque sociale qui met à nu le quotidien invisible des habitants d'un quartier populaire de Marrakech. Une part oubliée et quasi maudite de la cité, de petites mains qui évoluent en silence et dans le silence effrayant d'un système de plus en plus indulgent. Réalisé, en 2015, par le Marocain Hicham Elladdaqi, le documentaire suit le ballet toujours recommencé de ces laissés-pour-compte. Chaque jour, ils sont des dizaines d'hommes et de femmes qui se postent aux pieds des remparts de la Médina pour quémander du travail. Ils sont la cheville ouvrière indispensable à l'essor économique d'une ville portée par une industrie touristique florissante. Sur une grande place à l'extérieur de la Médina de Marrakech, ou ailleurs dans les rues des quartiers avoisinants, des hommes et des femmes attendent. Ils attendent du travail, qu'un entrepreneur vienne les embaucher pour des salaires dérisoires, rarement plus de quelques jours. La caméra filme ces visages hâlés et marqués par le soleil, l'attente et le dur labeur. Ces Sisyphes des temps modernes s'installent dès le matin sur cette grande place et y restent jusqu'au soir. Solitaires ou par petits groupes d'amis, ils sont assis par terre ou sur les bancs, à côté de leur bicyclette ou de leur motocyclette. Leurs outils de maçon ou d'électricien sont à portée de main. Certains sont accroupis en plein soleil, se protégeant parfois la tête avec une caisse en carton. Leur présence ne peut qu'intriguer les touristes qui ne peuvent s'empêcher de les regarder : «Ils doivent se demander, dit l'un d'eux, pourquoi on est assis au soleil, avec nos outils. C'est étrange pour eux. En Europe, tout se passe par téléphone». Des échanges que la caméra du cinéaste écoute dans une proximité qui en dit long sur le rapport qui s'est établi entre les deux parties. Ces échanges se poursuivent tout au long de la journée, histoire de tuer le temps et de trouver une certaine explication à leur sort. Et ce sont des répliques du genre: «On reste ici tout le temps, le travail n'arrive qu'après une longue attente. Ce qu'on gagne, on le doit déjà», ou encore : «Il faudrait avoir deux métiers. Avec un seul, on ne s'en sort pas. Il faut être maçon, menuisier et forgeron». La caméra s'invite aussi dans leurs foyers. C'est la rentrée des classes, on assiste au retour du père à la maison, à la préparation d'un modeste repas. On parle de la difficulté de l'achat des livres et des cahiers pour l'école, d'un cartable neuf, du choix à faire entre cela et le mouton de l'Aïd... Des factures à payer... Hicham Elladdaqi observe ce théâtre, profite de ces attentes interminables pour dessiner les portraits de ces hommes et écouter leurs maux. Le film est un lourd constat sur une pauvreté affligeante, sur cette part maudite perdue dans cette route du pain, dans cette jungle infernale, ne trouvant aucun répit, aucun secours face à ce prédateur, nommé capitalisme sauvage. Né en 1982 à Marrakech, Hicham Elladdaqi est réalisateur, scénariste et monteur marocain. Il se spécialise en montage et scénarisation pendant ses études de cinéma. Après avoir travaillé sur plusieurs projets de fiction comme monteur, il écrit et réalise La Troisième main (2014), qui remporte le prix du meilleur scénario au Festival international du film de Tanger. La route du pain, lauréat du meilleur documentaire au Festival de Ciné Africado (Fcat), est son premier long-métrage documentaire.