Par Raouf SEDDIK Oreste qui bascule dans la folie à la fin des Choéphores d'Eschyle, c'est Oreste qui voit désormais des choses que les humains autour de lui ne voient pas. Le spectacle des Erinyes, sous la forme de «femmes vêtues de noir et enlacées de serpents sans nombre», il est seul à y assister, comme il le déclare lui-même : « Vous ne les voyez pas, vous, mais moi, je les vois... ». Cette vision, qui l'arrache au commun des « voyants » que sont les hommes sensés, c'est ce qui marque chez lui le commencement de la folie. Mais on notera dès à présent que, dans le récit qui suit celui des Choéphores, dans les Euménides, Oreste se rend à Delphes, chez la Pythie. Or la prophétesse qui l'accueille voit, elle aussi. Elle est même épouvantée par ce qu'elle voit : un spectacle « si horrible que je n'ai plus de force, que je ne tiens plus debout et que je cours en m'aidant de mes mains, ne pouvant plus compter sur l'agilité de mes jambes». Et le tableau qui s'offre à ses yeux ne diffère pas de celui qu'évoque Oreste puisqu'elle parle plus loin de «femmes » qui sont, dit-elle, « noires et absolument dégoûtantes »... Il n'est donc pas tout à fait vrai qu'Oreste « hallucine », qu'il soit seul à voir ce qu'il voit. Vrai, cela l'était peut-être tant qu'il n'avait pas encore entendu l'écho de l'effroi qui a saisi la prophétesse. Alors, il était harcelé par ses visions, qui le tiraient irrésistiblement hors du territoire des hommes, vers un monde étrange et inquiétant. A moins que ce ne soit la violence de l'arrachement à la communauté des hommes qui ait revêtu l'expression des visions étranges. Ou du moins ne sait-on pas avec certitude si ce sont les visions nocturnes qui l'éloignent du monde familier des hommes ou, à l'inverse, la violence d'une séparation brutale qui provoque chez lui, dans le vide soudain créé, le spectacle particulier des Erinyes qui l'enlacent et l'entraînent vers un monde d'ombres. Auquel cas, en apercevant à son tour les femmes vêtues de noir et dégoûtantes, c'est en réalité l'épouvantable profondeur de la solitude d'Oreste que la prophétesse de Delphes aperçoit sur son visage. Et, aussitôt qu'elle l'aperçoit, cette solitude est rompue : un premier apaisement survient, avant même qu'elle ait eu à répondre aux suppliques du voyageur solitaire. Remarquons ici une ressemblance avec Œdipe : en se crevant les yeux, il cesse aussi de voir ce que les autres voient. Son geste a suppléé au harcèlement des Erinyes. Il a pris les devants dans l'accomplissement d'un état d'exil qui le coupe, non seulement de la cité dont il fut roi, mais de ce monde visible qui est le partage des hommes, grecs ou non grecs. On verra plus tard quel est l'horizon de cette justice par excès, où l'homme s'érige en son propre juge en s'infligeant à lui-même une peine plus sévère encore que celle prévue par la loi, peine à travers laquelle il assume des actes face auxquels il avait pourtant toute latitude de faire valoir bien des circonstances atténuantes... Oreste n'a sans doute pas la hardiesse virile d'Œdipe dans l'application d'une mesure qui, vue d'ici, de nos temps modernes, s'apparente à un acte suicidaire. Mais il n'est pas non plus passif. Il ne se laisse pas être la proie des Erinyes : elles qui cependant ne cessent de l'envahir et de l'entraîner vers le monde de la Nuit ! Aussi le texte d'Eschyle le décrit-il comme un être en fuite perpétuelle. Ce qui le sauve, c'est qu'il s'est donné un but : le dieu Apollon, dont la Pythie est la ministre et qui est son recours. Oreste réclame justice, et c'est bien sûr de justice divine qu'il s'agit. Cette différence d'approche par rapport à Œdipe, à vrai dire, n'est pas seulement une question de mâle hardiesse : elle tient aussi au fait que les actes incriminés — tout en provoquant une « souillure » dont nous avons déjà dit qu'elle a des prolongements cosmiques du point de vue de la pensée de l'homme grec — ne présentent pas les mêmes caractères. Œdipe a tué le roi de Thèbes, qui était en même temps son père, avant d'épouser sa propre mère : il a été à la fois régicide et parricide, avant de tomber dans l'abomination de l'inceste. Mais tous les crimes qu'il a commis, il ignorait qu'il les commettait. Oreste, lui, savait très bien que celle dont il tranchait la gorge était sa mère. Son arme l'a visée à dessein, au motif qu'elle était elle-même la meurtrière de son père. Le crime, dans son énormité, a été réfléchi et délibéré. Et c'est cela qui fait que les Erinyes ne pouvaient pas rester sans réponse et que cette réponse ne pouvait pas de son côté avoir une autre forme que celle de l'acharnement : «Non, ni Apollon, ni la force d'Athéna ne pourront te sauver, ni t'empêcher d'aller à la malheure, abandonné de tous, étranger à la joie, ombre vide de sang, pâture des déesses». Là où Œdipe prend sur lui, comme on dit, et se fait justicier sur sa propre personne en maintenant inchangée l'autorité d'une loi ancestrale, Oreste, lui, est engagé depuis le début, et de façon de plus en plus dramatique, dans un conflit autour de ce qui est juste et de ce qui est injuste. La violence du désordre qu'il subit en son âme, c'est le désordre d'un combat qu'il ouvre, dont l'enjeu est l'essence de la justice au sein de la cité, et auquel les dieux mêmes vont prendre part. Sa sortie définitive de la démence ne surviendra que lorsque la nouvelle solution de justice sera trouvée et décrétée, à la faveur d'un débat et d'une consultation pour laquelle l'assemblée des hommes aura elle-même été convoquée sur ordre de la déesse Athéna. Ce qui, on le voit, donne à sa folie une dimension révolutionnaire. Oreste n'est donc pas dans la position d'Œdipe mais il est l'antithèse du tyran, dont la tragédie grecque nous offrira maints exemples, dans la mesure précisément où le crime qu'il commet donne lieu chez lui à un combat intérieur à l'occasion duquel il chancelle et fait l'expérience de la perte du sens, jusqu'à ce que la justice de son acte triomphe dans sa conscience, comme surgie des ténèbres. Le tyran, au contraire, ne doute pas. Créon, dans l'Antigone de Sophocle, ne veut rien entendre aux mises en garde qui lui disent que priver un mort, fût-il passé à l'ennemi, de sépulture et livrer son corps aux charognards est un acte réprouvé par la justice des hommes et des dieux : pour lui, il est dans son bon droit de souverain qui doit châtier un traître... Sa surdité, en un sens, le préserve du risque de basculer dans le doute et, une fois le crime accompli, dans la folie. Mais elle ne le préserve pas de la tyrannie qui, elle, le voue à un destin irrémédiablement tragique. Bref, l'histoire d'Oreste nous dit la chose suivante : la folie est au moins un chemin possible vers une justice nouvelle, qui conjure le risque de la tyrannie, dont le début réside toujours dans la prétention de pouvoir prononcer seul le dernier mot sur ce qui est juste et ce qui est injuste.