Par Raouf SEDDIK Il se peut bien que le destin tragique d'Oedipe ait quelque chose à nous dire sur la psychologie de l'enfant que nous fûmes tous, en ce sens que la vérité des sentiments qui nous animent à cet âge, et au-delà aussi, sont de ceux que la morale proscrit absolument. Mais prétendre que de tels sentiments se résument à cette pulsion criminelle et incestueuse, fût-elle seulement en germe ou inavouée, ou que cette pulsion soit l'élément le plus profondément déterminant dans notre relation à nos parents, cela est une autre affaire : on laissera ici à Freud et ses adeptes, proches ou lointains, la responsabilité d'une pareille hypothèse. Et l'on voudrait attirer l'attention ici sur une imposture, quand Freud, en invoquant la figure d'Oedipe pour nommer un phénomène en quoi il voit une loi générale de l'âme humaine, se réclame sans le dire d'une autorité à laquelle son époque, on le sait bien, demeure attachée : celle de la sagesse des anciens Grecs et de ses récits. Rappelons d'ailleurs ici que certains de ses coreligionnaires lui reprocheront d'accorder à la Grèce le privilège de servir de référence, alors que la tradition juive, dont il est issu et qui ne manque pourtant pas de titres de gloire, a été dédaignée par lui dans ses écrits. S'il s'est d'ailleurs tourné un moment vers le personnage de Moïse (Moïse et le monothéisme, 1914), c'est surtout pour en faire un Egyptien et imputer la naissance du monothéisme à la civilisation des Pharaons... Suivait-il l'air du temps en ce début de XXe siècle où, dans l'intelligentsia européenne, la culture juive faisait souvent l'objet de tant de dédains et de méchants soupçons ? Quant à nous, ce n'est pas du tout le même reproche que nous voudrions hasarder ici. C'est au contraire celui d'avoir utilisé la culture grecque de façon superficielle et allusive, sans prendre la peine de se confronter à son pouvoir de vérité. Alors que, sur la folie et le dérèglement mental, cette culture a quelque chose à dire. Le mythe dans lequel figure le personnage d'Oedipe a des choses à nous dire. Et, plus encore que ce mythe, la trilogie de l'Orestie a également des choses à nous dire. Si on estime cependant que les mythes, en tant que forme de pensée «pré-scientifique», n'ont plus rien à nous apprendre, le mieux et le plus honnête serait de s'en éloigner complètement et de ne pas cultiver cette ambivalence qui consiste d'un côté à se réclamer implicitement de leur sagesse pour donner du prestige à ses trouvailles et, d'un autre côté, de les tenir pour des enfantillages qu'on peut traiter avec mépris. Faire les deux, c'est de l'imposture. Du reste, nous considérons qu'une confrontation entre l'approche moderne de la maladie mentale et celle des anciens Grecs est de nature à nous conférer une vue plus dégagée sur la question, moins prisonnière de positions modernes trop bien admises. C'est pourquoi cette confrontation que Freud a éludée, nous voudrions l'esquisser. Une première réflexion nous amène à observer que le récit d'Oreste présente au moins la caractéristique de rendre plus problématique l'idée que Freud tire du récit d'Oedipe. En effet, Oreste est celui qui, pour venger la mort de son père le roi Agamemnon, commet un meurtre sur la personne, d'abord de l'amant de sa mère, Egisthe, par la main de qui la mort a été donnée au roi, et ensuite de sa propre mère, pour la raison qu'elle a été l'instigatrice et la complice... Oedipe tue son père et épouse sa mère : Oreste venge son père et tue sa mère. On est face à deux cas de figure qui suggèrent une opposition presque symétrique. Deuxième réflexion : les deux commettent des actes qui, bien qu'ayant lieu sur le théâtre de la société des hommes, ont une portée qui le dépasse : ils touchent à l'ordre cosmique, qu'ils troublent. Il y a «souillure» et cette souillure suscite la colère des dieux, précisément parce que son écho ne se limite pas à la réalité humaine où elle se situe. Troisième réflexion : seul Oreste va glisser dans la perte des sens. Oedipe, lui, est épouvanté au moment où il découvre la vérité. Il se fait subir à lui-même la punition qu'il avait promise au meurtrier quand il ignorait l'identité de ce dernier — l'exil et la malédiction —, à quoi il en ajoute une autre : se crever les yeux ! Mais il reste étonnamment lucide. Or une question surgit ici : pourquoi Oreste et pas Oedipe ? Lisons le passage qui clôt la deuxième partie de la trilogie de l'Orestie d'Eschyle, les Choephores. Oreste est en dialogue avec le coryphée, qui représente le chœur tragique et qui, à ce moment du drame, se fait rassurant en considération du fait qu'Oreste n'a pas agi de son propre chef : il a mis à exécution un ordre qui lui venait d'en haut. - Oreste : Ah ! Ah ! quelles sont ces femmes , vêtues de noir et enlacées de serpents sans nombre, comme des gorgones ? je ne peux rester. (...) O roi Apollon, les voilà qui se multiplient à présent, et de leurs yeux dégoutte un sang répugnant (...) Vous ne les voyez pas, vous ; mais moi, je les vois ; elles me pourchassent et je ne peux plus rester. Nous poursuivrons dans le prochain article l'exploration de cette piste ouverte par le récit d'Eschyle.