Olfa BELHASSINE Tous ceux qui arpentent la ville de Tunis et ses banlieues ont dû remarquer, depuis le 27 septembre dernier, l'apparition sur les supports publicitaires d'une nouvelle marque accompagnée de son code barre, Free Art. Certains se sont probablement interrogés sur le produit que vend cette marque car, encore plus intriguant, elle s'affiche sur des images montrant Tunis vu d'en haut, magnifié, sublimé, lointain, dont le ciel couleur flashy, rose, jaune, vert renvoie à une cité utopique… Free Art serait-il en train de vendre la ville à des promoteurs immobiliers véreux ? Ceux qui ont remarqué le nom de Patricia Triki, artiste contemporaine, se sont peut-être rendus compte qu'ils circulaient depuis quelque temps, sans le savoir, dans une galerie à ciel ouvert. Le mot free en anglais ne se traduit-il pas par libre mais aussi par gratuit ? Ces 250 images de Patricia Triki, visibles sur les abri bus et panneaux publicitaires, précédant et annonçant le festival d'art contemporain Dream City, qui se déroule du 13 au 16 octobre (la publicité n'utilise-t-elle pas le teasing pour susciter la curiosité et l'intérêt des consommateurs ?), sont le fruit d'un long travail sur la ville de Tunis. En fait, depuis qu'elle est rentrée en Tunisie à l'âge de 18 ans, Patricia Triki, née en 1964 de mère française et de père tunisien à Paris, n'a pas arrêté de sillonner la ville. Une manière pour elle de s'immerger dans un environnement bien particulier avec ses bruits, ses couleurs, ses scènes de vie, ses marchés, ses vendeurs, ses passants, ses architectures, ses ruelles quasi confidentielles, son ordre et son désordre. En photographiant Tunis de la médina à la ville européenne, qu'elle considère comme une seule entité, elle crée du lien avec tout ce qui fait les ingrédients d'une ville, ses hommes, ses femmes, ses bâtiments, son quotidien en perpétuel mouvement. Et puis le lien, elle le crée aussi à un second niveau. Artistique et intellectuel cette fois-ci. Les discussions à n'en pas finir avec Selma et Sofien Ouissi, les deux directeurs de Dream City, lui ont permis d'aller plus en profondeur dans cette série d'images élaborées pour un événement, qui cherche à insuffler une dynamique artistique dans l'espace public. En fait, l'idée qui a présidé à ce travail semble évidente : si on investit le territoire publicitaire, alors autant recourir à tous ses repères propres : le code barre, la marque, les logos des annonceurs partenaires (dans ce cas là Vision + et Tunisiana) de l'exposition urbaine et encore cette esthétique qui invite au rêve et au voyage. Car les angles de prise de vue de Patricia et ses couleurs donnent à Tunis des allures parfois exotiques. Ses palmiers évoquent Los Angeles, là des paysages urbains font penser au Brésil, plus loin encore le dôme d'une église rappelle Rome vue d'en haut. Le talent de l'artiste résume tant de villes mythiques du monde dans notre Tunis de tous les jours ! Et puis, à les regarder de plus près, le spectateur-passant attentif détecte au centre des différents clichés une déformation subtile, un mouvement comme une aspiration, un vortex…Subitement, un bâtiment se balance sur le rythme du vent ou sur celui d'une musique stridente. Etrange ! La ville bougerait-elle vraiment ? Ici s'arrête la comparaison avec l'image publicitaire, où généralement rien ne se passe. Ici commence l'intervention de l'art contemporain, où tout est fait pour interpeller, interroger, créer un malaise. Patricia Triki rêve de garder un pied dans la ville même après Dream City. Et qu'un panneau publicitaire fonctionne pendant une année comme une galerie, sur lequel on verrait régulièrement de nouvelles photos de cette série sur Tunis. L'exposition aurait un commissaire et pourquoi pas un catalogue… L'exposition actuelle se poursuit jusqu'au 17 octobre. Elle est sous vos yeux. Ne la ratez pas !