Des Français, des Japonais et des Tunisiens aussi ! De notre envoyé spécial Lotfi BEN SASSI Tout le monde il est beau. Tout le monde il est gentil. Mais, au-delà de la complaisance, des salamalecs et des hommages rendus, le succès se mesure au nombre des albums vendus. «Bonjour, un billet pour Angoulême». «C'est pour le Festival ?» «Ah ! Bon ? Ce n'est pas le même train qui y va ? «Si, c'est le même train et la même station ! Mais si vous allez pour le festival, la Sncf vous accorde une réduction sur le prix du billet !» «Je me rends en effet au Festival de la BD d'Angoulême, madame» «Alors, vous avez droit à la réduction». Elle m'a cru sur parole, la gentille dame du guichet des trains. Elle n'a exigé aucun justificatif. Il faut juste dire :«Je me rends pour le Festival de la BD» pour bénéficier de la réduction. Il faut dire que la Sncf sponsorise activement le Festival de la BD d'Angoulême. Sous d'autres cieux, un sponsor paye de l'argent et se contente de voir son logo en gros. De plus, quand vous avez votre billet de train, vous avez également une réduction sur l'accès aux différentes manifestations du Festival. Et elles sont nombreuses. Treize expositions, pour commencer, consacrées tour à tour à : Cosey, bédéiste suisse, Grand prix d'Angoulême 2017, avec sa série culte Jonhatan, digne héritier d'Hergé. Naoki Urasawa, l'un des plus grands mangakas ( dessinateurs de mangas ) contemporains. Œuvres on ne peut plus passionnantes. Suspense garanti. Les jeunes ne jurent que par lui. Osamu Tezuka, le manager mythique, l'auteur le plus prolifique de tous les temps, dit-on. Exposition rétrospective. Jacques Martin, disparu en 2010, l'auteur du fameux Alix qui fête aujourd'hui ses soixante-dix ans. Emmanuel Guibert, le scénariste BD de renom. Hiro Mashima, maagka, auteur de Fairy Tail. Marion Montaigne, qui ramena le savoir au niveau de l'humour. Venise sur les pas de Casanova, ou dessins anciens et contemporains rendant hommage au fameux Casanova. Zep, l'incontournable auteur de Titeuf, premières ventes en France, qui fête aujourd'hui ses vingt-cinq ans. Et dire qu'à sa naissance, Titeuf était plus que controversé ! Aujourd'hui, son expo en plein air dans la place la plus centrale d'Angoulême. Gilles Rochier, l'enfant de la banlieue qui créa l'équivalent du rap en BD. Sonny Liew, le prodige de Singapour. En mai, fais ce qu'il te plaît. Une expo qui fête le cinquantième anniversaire de mai 68, la fameuse date charnière qui fut aussi soutenue par la BD. Oriane Lassus, enfin, mise à l'honneur au pavillon jeune talent. En plus des expositions, il y a, bien entendu, les fameuses bulles (stands) consacrées aux éditeurs, il faut bien vendre des albums pour gagner des sous. Il y a également les master classes. Et des spectacles divers. Une expo par-ci. Une conférence par-là et tous ces haut-parleurs qui vous invitent à venir, c'est à en perdre la tête ! Je quitte tout ce beau monde pour respirer un coup. Je dé en bulles...Non...je déambule dans les rues d'Angoulême. Soudain une voix m'appelle...Lotfi !!!!... Je ne rêve pas. Je me retourne. C'est Seïfeddine Nechi. Embrassades d'Arabes qui se rencontrent en France. Smak ! Smak ! Mais, ni l'un ni l'autre n'étions surpris de nous rencontrer à Angoulême, tous deux étant bédéistes. «Quel bon vent t'amène à Angoulême ?» «Moi j'expose !» répondit Seif, fier. Ouf ! Enfin un Tunisien qui expose à Angoulême. Seif Eddine Nechi, je le connais bien, est un vrai bédéiste. Après des études en psychologie, il s'est concentré sur le dessin. C'est un type qui jongle aussi bien avec le graphisme réaliste qu'avec les personnages saugrenus sortis de je ne sais quel répertoire imaginaire. Et, contrairement aux autres graphistes qui se prétendent bédéistes, il a de la culture et de l'ouverture. C'est difficile aujourd'hui de tomber sur un bon technicien doublé d'un intellectuel. Parce que, souvent, les jeunes bédéistes pensent que leur discipline est un boulot manuel. Seïfeddine sait se servir aussi bien de ses mains que de sa cervelle. Comme lui, il n'y a pas foule dans le pays, avec une petite pensée au maître absolu de la discipline, Habib Bouhawel. Seif Eddine Nechi a tout laissé tomber pour la BD. Il a même arrêté sa carrière de publicitaire, pour se consacrer corps et âme, à 42 ans, à la bande dessinée. Comment a-t-il débarqué aujourd'hui à Angoulême? Tout bêtement, par la sueur de son front. Car, quand d'autres ont fait le beau devant les chancelleries et ont connu le succès par un concours de circonstances, lui a préféré les concours de dessin. Et c'est grâce à un concours panarabe qu'il a été repéré. Grâce surtout à la Sawaf Comics initiative, financée par Mu'taz Sawwaf, éditeur et mécène libanais. Ne me posez pas de questions, je n'en sais rien de plus. Il y a aussi d'autres Tunisiens dans cette exposition tenue au Musée de la Bande dessinée d'Angoulême, dont Noha Habaïeb et Othman Slim, du collectif Lab 619. Il y a également des participants d'Algérie, d'Egypte, d'Iraq, de Jordanie, de Libye, du Maroc, de Palestine et de Syrie. Quelques Algériens également, bien que les Algériens, à mon sens, restent au-dessus du lot. L'un des géants de la BD est l'éditeur Soleil. Mais savez-vous que les Editions du Soleil ont été fondées par un Algérien, Mourad Boudjellal. En fait, les Algériens n'y vont pas quatre chemins : ils font de la BD, point barre ! De Slim à Ferid Boudjellal, ils demeurent les chefs absolus en la matière, et en toute autonomie. Et puis, le fameux Festival d'Alger de la bande dessinée était presque aussi costaud que le Festival d'Angoulême, quand un sombre jour, le terrorisme a frappé. Maintenant, il faut se mettre au travail et ne plus se contenter de la complaisance, des hommages et des salamalecs. Parce que le succès en BD, le vrai, se mesure par le nombre d'albums vendus et non point par le nombre d'hommages rendus et à bon entendeur, salut !