Après une longue, violente et houleuse séance plénière entamée le samedi 24 mars, qui restera probablement dans les annales des débats parlementaires, l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) a voté, dans la nuit du 26 au 27 mars, contre la prorogation du mandat de l'Instance vérité et dignité (IVD). Au-delà de l'imbroglio politico-juridique que ce vote provoque, il entraîne d'ores et déjà une véritable impasse pour l'avenir de la commission vérité. Ainsi que pour le processus de justice transitionnelle enclenché au lendemain de la Révolution du 14 janvier 2011 et inscrit dans la Constitution de janvier 2014. Cette décision lui assène un coup de grâce par juste...65 voix. Soit même pas le tiers des députés. La volonté de l'élite politique issue des élections de 2014, comptant parmi ses membres des éléments proches de l'ancien régime, pour qui l'amnistie passe avant la redevabilité et l'oubli du passé avant la détermination des responsabilités, est claire. Il s'agit d'achever au plus tôt un processus menant à la révélation d'une vérité dérangeante sur les mécanismes de la répression et des violations d'hier. Certes, l'Instance vérité et dignité n'est pas irréprochable. Sa présidence, sa gouvernance interne et son rendu semblent loin d'être satisfaisants en tous points. Or, qu'on le veuille ou non, le processus de justice transitionnelle s'y concentre depuis quatre ans maintenant. C'est à l'IVD que 63 000 victimes ont adressé leurs plaintes. C'est au cours des auditions publiques de l'Instance — 13 jusque-là — que nous les avons écoutées exprimer leur douleur et leurs blessures et dévoiler des décennies d'injustice. C'est entre les murs de l'IVD que se déroulent actuellement les investigations pour parachever les dossiers des violations graves des droits de l'homme à transmettre aux chambres spécialisées dont les juges et les avocats ont été formés ces derniers mois. Si une nouvelle architecture de l'IVD et de l'équilibre de ses pouvoirs est actuellement en voie de conception par Nida Tounès et Ennahdha, dont les membres se sont déchirés lundi dernier loin, très loin des courtoisies contractuelles d'usage construites sur la base du consensus stratégique établi par les deux cheikhs, le pire des scénarios de la crise actuelle serait une intervention par la force des autorités pour faire plier l'Instance et la pousser à la sortie par la petite porte. L'autre perspective annoncée à l'ARP par des députés de Nida n'est pas moins dangereuse : amender la loi sur la justice transitionnelle de décembre 2013 et la remplacer par un texte proposé par un parti qui ne croit pas dans les procédures prévues par cette justice des temps de transition. Et qui l'a prouvé en se faisant l'avocat principal d'une loi très contestée sur la réconciliation administrative adoptée en septembre dernier. A-t-on pensé un seul moment à ces milliers de dossiers des victimes en instance ? A un rapport et à des recommandations encore inachevés ? Aux procès en cours devant les chambres spécialisées ? A des procédures de réparation et de réhabilitation en voie de finalisation ? « Le véritable face à face de la justice transitionnelle réunit moins les victimes et leurs bourreaux que les acteurs politiques en dispute », écrit Sandrine Lefranc, politiste, qui a beaucoup travaillé sur la justice transitionnelle, relevant dans les pays en transition la politisation tous azimuts d'un processus. En se référant à la séance de vote de lundi dernier, rien ne semble plus vrai. Encore une fois, les véritables perdants dans cette affaire restent les plus vulnérables, à savoir les victimes, qui regardent impuissantes la quasi mise à mort d'un processus. Le seul qui pouvait leur rendre justice.