Par Abdelaziz DAOULATLI* L'Etat est le premier responsable de la protection et le principal garant de la survie du patrimoine culturel. Marqueur identitaire et vecteur de prospérité économique et de progrès social, legs du passé que nous devons transmettre aux générations futures en veillant à sa protection, sa sauvegarde et sa valorisation, il revient à l'Etat de promulguer, en sa faveur, des lois appropriées, de créer des institutions spécifiques et d'affecter des crédits conséquents. Le patrimoine culturel tunisien est d'une richesse exceptionnelle. Nombre de ses sites archéologiques et de ses centres historiques sont inscrits par l'Unesco sur la liste du patrimoine mondial en raison de leur valeur universelle. Cette distinction est une reconnaissance aux efforts déployés depuis une soixantaine d'années par la Tunisie et à son expertise confirmée dans le domaine. Au fil du temps et des exigences patrimoniales, une réforme du secteur est engagée dès le début des années 1990. Initialement conçu comme Centre de recherche archéologique et historique, l'Institut National d'Archéologie et d'Arts est restructuré en 1993 en un Institut national du patrimoine auquel sont confiées de multiples charges de gestion et de valorisation du patrimoine. Il s'est ainsi doté de nouvelles structures et de mécanismes mieux adaptés telles que les directions spécialisées dans la recherche et l'inventaire, la conservation des sites culturels, la restauration des monuments, la sauvegarde des centres historiques et la création de musées. Le déficit en corps spécialisés, pour le développement des activités de gestion, de conservation et de sauvegarde, a été relativement comblé par des formations spécialisées Un Code du patrimoine archéologique, historique et des arts traditionnels est promulgué en 1994. Il définit les modes et les critères d'identification, de protection, de classement et de sauvegarde du patrimoine meuble et immeuble. Préalablement, et dès 1988, une Agence nationale de mise en valeur et d'exploitation du patrimoine archéologique et historique est créée avec pour mission essentielle d'exploiter les monuments, sites et musées et d'investir leurs entrées dans le but de promouvoir ces derniers, à des fins de développement du tourisme culturel. Cette réforme ne fut malheureusement pas prise en compte par les décideurs politiques qui ont manifesté peu d'intérêt pour un secteur pourtant vital pour l'identité culturelle, la cohésion sociale et le développement économique. L'absence de stratégies patrimoniales et une gestion hasardeuse ont plongé le secteur dans des difficultés majeures qui se sont aggravées au lendemain des événements de janvier 2011, pour se transformer en une crise institutionnelle. L'état du patrimoine ne peut qu'en pâtir lorsque l'on sait que la moitié des monuments et des sites, classés avant l'indépendance du pays, et dont le nombre se comptait par plusieurs centaines, sont depuis tombés en décrépitude sinon disparus. Plusieurs musées et monuments ouverts à la visite pour lesquels ont été consacrés des investissements considérables, sont aujourd'hui ou très peu fréquentés ou tout simplement abandonnés. La situation des monuments, sites et centres historiques classés sur la liste du patrimoine mondial (Carthage, Tunis, Kairouan, Sousse, Dougga, Karkouane, El- Jem), est loin d'être meilleure. Les recommandations de la commission nationale du patrimoine, réunie le 29 décembre 2015 en application du code du patrimoine, afin de procéder à leur protection juridique au niveau national et de les doter des outils d'intervention nécessaires, n'a pas connu de suite. Le code du patrimoine est à ce jour en attente de la promulgation de ses textes d'application pourtant élaborés depuis sa parution en 1994. Aucun Plan de Protection et de Mise en Valeur (PPMV) n'a encore vu le jour pour ce qui concerne les sites dits culturels (archéologiques). Fin prêt dès 1996, le PPMV du site de Carthage se heurte depuis à une politique attentiste fort dommageable à un site aussi prestigieux, aboutissant, entre autres atteintes, à l'agression caractérisée du déclassement des terrains de la Maalga. Aucun Plan de sauvegarde et de Mise en Valeurs (PSMV) n'a été promulgué et mis en œuvre pour les secteurs dits sauvegardés (centres historiques). Ce qui explique en grande partie l'état de délabrement avancé de nos médinas. Les nouveaux outils de nature fiscale et financière, introduits par le code, n'ont pas été appliqués. Ils portent sur des déductions des dépenses des travaux de restauration des monuments historiques de l'assiette des impôts sur le revenu dans la limite de 50% du revenu imposable ainsi que l'octroi de subventions à ces mêmes travaux. Au plan institutionnel la situation est également source d'inquiétude. L'INP, à qui revenait la lourde charge d'appliquer les nombreux dispositifs du Code du patrimoine, n'a pas été doté de moyens humains et matériels suffisants pour accomplir pleinement ses missions. En outre, théoriquement, ses missions sont appelées à se compléter avec ceux de l'AMVPPC. En fait, par manque de coordination et, souvent, d'une mauvaise interprétation des textes statutaires, les relations entre les deux institutions ont fait l'objet de conflits de compétences qui se sont amplifiés suite à la modification du statut de l'Agence en 1997, la chargeant d'une mission complémentaire de promotion culturelle. Il s'en est suivi une implication moindre dans le produit patrimonial. Cela n'a pas été, également, sans conséquences sur les ressources allouées à l'INP pour faire face à sa mission. Chargée en principe de l'exercice de la tutelle vis-à-vis de ces deux institutions (INP et AMVPPC), la direction générale du patrimoine, créée en 2012 au sein du Ministère de la Culture, fait l'objet de contestations en s'érigeant en structure parallèle et concurrente. Le patrimoine immatériel, y compris le secteur artisanal, demeure quant à lui, dans le contexte général du pays et de la culture plus particulièrement, le parent pauvre longtemps jeté aux oubliettes. Et pourtant, concomitamment avec les monuments, sites et musées, ils auraient pu, ensemble, constituer un produit de tourisme culturel à haute valeur ajoutée s'ils avaient bénéficié d'une stratégie à double composante matérielle et immatérielle. L'artisanat pour lequel a été créée depuis 1959 l'Office national de l'artisanat tunisien dans un but d'amélioration des produits et par suite d'une meilleure compétitive, est en pleine décrépitude. Ne nécessitant pas de lourds investissements, il aurait pu à lui seul servir de locomotive au développement régional. Certaines régions comme celles de l'Ouest et du Sud, dotées de monuments et de sites exceptionnels, n'ont pas, à ce jour, suffisamment profité de ce potentiel pour y développer un vrai tourisme culturel. 83% des monuments sites et musées visités se trouvent dans la région côtière ou à proximité (le Bardo, Carthage, Kairouan, Sousse, El-Jem). Les 13% restants concernent le reste du pays. Le tourisme culturel est resté ainsi depuis plus d'un demi-siècle un tourisme intimement subordonné au tourisme côtier de masse. Il est grand temps que tout cela change et que l'héritage culturel trouve, dans notre pays, la place qu'il mérite en tant richesse culturelle, économique et sociale étant un vrai facteur de développement. En d'autres lieux l'Etat lui aurait consacré un département autonome doté des moyens nécessaires pour sa bonne gestion et son insertion dans la vie économique et sociale du pays. L'idée serait de créer un ministère du Patrimoine doté d'une mission globale regroupant sous sa tutelle les diverses composantes de l'héritage culturel, matérielle et immatérielle, y compris le secteur artisanal longtemps marginalisé dans des départements avec lesquels il n'avait rien de commun. * Ancien directeur général de l'Institut national du patrimoine