Par Nabil Kallala • De la richesse de notre patrimoine, mais des moyens insuffisants pour le gérer L'un des mérites de la révolution que connaît notre pays est de mettre les choses à nu et de donner à réfléchir librement dans tous les domaines. Parmi ceux-ci, il y en a un qui a retenu l'attention de l'opinion publique, des médias et des spécialistes, celui du patrimoine. D'aucuns se demandent, à juste titre, comment tous les dépassements qu'il a subis et continue de subir sont-ils possibles ? La réponse est toute crue : l'institut national du patrimoine (INP), en charge de celui-ci, a montré, en l'état, son incapacité de le gérer de façon efficace et satisfaisante, et de répondre aux multiples et pressantes exigences de sa sauvegarde. La raison en est, d'une part, dans la disproportion démesurée des moyens humains et matériels dérisoires mis à la disposition de cette institution - outre leur mauvaise répartition -, comparés à l'immensité de notre patrimoine archéologique, et, d'autre part, dans sa structure devenue anachronique et que compliquent les divers dysfonctionnements de ses services. Il faut savoir que notre patrimoine archéologique passe pour être le plus dense de tous les pays riverains de la Méditerranée. Une évaluation au pied levé, due à la carte archéologique, nous gratifie de quelque 30000 sites et monuments répartis dans tout le pays, toutes périodes et civilisations confondues, auxquels s'ajoutent tout ce que recèle la mer comme épaves historiques et sites immergés, ainsi que l'ensemble de notre patrimoine immatériel et ethnographique, sans compter les milliers de pièces archéologiques exposées dans les musées et ceux déposées dans les dépôts archéologiques. Ajoutons qu'il faut avoir aussi présent à l'esprit, non pas seulement les 3000 ans de notre histoire avec tout ce qu'ils représentent comme sites archéologiques et monuments historiques classiques, mais en plus –ce qu'on a tendance souvent à oublier- les époques préhistorique et protohistorique, qui couvrent encore de milliers d'autres années et qui nous ont livré de très nombreux gisements préhistoriques et d'importants sites et monuments funéraires protohistoriques. La question qui s'impose est comment et avec quels moyens les chercheurs sont-ils en train de gérer cette masse exceptionnelle de ces sites et monuments. L'INP ne dispose, en tout, que de 57 chercheurs, de 23 architectes et de 6 ingénieurs et techniciens, d'une quarantaine de doctorants exerçant dans la cadre du projet de la carte archéologique et de 81 conservateurs, outre une dizaine de chefs de chantiers. Soit, en tout, quelque 200 acteurs potentiels, pour 30000 sites et monuments – rappelons-le-, donnant ainsi une moyenne indicative, déroutante, d'environ 2 acteurs seulement pour 150 sites et monuments, hormis le patrimoine subaquatique et immatériel ! Or cette moyenne paraît tout simplement négligeable compte tenu de la tâche qui leur incombe. Celle-ci est multiple et immense. Elle consiste à dresser l'inventaire détaillé de l'ensemble des sites archéologiques et des monuments historiques (qui est bien loin de s'achever, bien que le projet de la carte archéologique ait démarré en 1987 !). A engager des travaux de recherches (fouilles, prospection, études), de restauration, de conservation et de mise en valeur, avec, qui plus est, des crédits très insuffisants, en tout cas mal ventilés, du fait notamment des projets présidentiels imposés et qui engloutissaient des sommes importantes d'argent (ouf ! plus rien ne sera imposé, du moins, je l'espère !). Mais aussi à cause de la façon de gérer les demandes de crédits des chercheurs et techniciens, qui sont parfois peu ou mal justifiés, si bien que certains projets sont faussement boulimiques, tandis que d'autres peinent à se réaliser, faute de moyens humains et techniques et souvent logistiques, ainsi le matériel roulant est très peu fourni, quand il n'est pas parfois carrément défaillant. Le chercheur doit en plus s'occuper de la gestion de la maison de fouilles, des dépôts archéologiques, dont il faut dresser l'inventaire précis du matériel archéologique sorti des fouilles, ou dû à des découvertes fortuites, ou recueilli dans la prospection – et qui est en perpétuel actualisation. De surcroît, il est souvent sollicité pour mener des fouilles d'urgence, de sauvetage ou de prévention. Chercheurs et techniciens s'occupent aussi de l'examen des dossiers des permis de bâtir, des plans de protection et de mise en valeur (Ppmv) des plans d'aménagement urbain (PAU), de la préparation des projets de délimitation, de ceux de classement, des autorisations d'exploitation de carrières de sable ou de pierres, de mise en valeur, de l'aménagement des musées, de l'organisation des expositions nationales et internationales. N'est-ce pas énorme et disproportionné ! Que chacun dans sa région et sa ville se représente son patrimoine, il se rendra rapidement compte de la tâche immense qui incombe à l'Institut du patrimoine. Ainsi, nos multiples médinas, nos nombreuses mosquées et salles de prières (massajed), les marabouts, zaouias, medrassas, ribats, kasbas, remparts, qasrs, palais et demeures, ensembles et villages historiques, bâtiments traditionnels, habitat vernaculaire, tous les sites et monuments archéologiques préhistoriques et protohistoriques (grottes, gisements, ramadiyas, dolmens, bazinas, mégalithes, haouanet, tumuli), les innombrables sites antiques numides, puniques, romains, tardo-antiques et islamiques médiévaux et modernes, les épaves et le patrimoine subaquatique. S'y ajoute le patrimoine immatériel et ethnographique, qui ne manque pas d'intensité, de richesse et de diversité, cela va des chants traditionnels, liturgiques, aux poèmes et gestes populaires, aux différentes célébrations et fêtes familiales, ainsi le mariage, la circoncision, le pèlerinage, les rites et croyances, le symbolisme dans son ensemble, le savoir et savoir-faire (l'ensemble des métiers traditionnels). Bef, il n'y a pas un coin, une image de notre pays, qui ne dénonce un témoignage historique et l'empreinte de notre culture et de notre passé si riches et si glorieux. Au fait, l'on est appelé à gérer la richesse archéologique et patrimoniale, richesse qui a toujours étonné et émerveillé nos collègues occidentaux et même orientaux, avec parfois même un brin de jalousie qui n'a d'égal que notre fierté. Toutefois, on est malheureusement souvent dans l'incapacité même de bien le garder, étant donné que les moyens humains et financiers alloués au gardiennage et à sa sauvegarde sont très insuffisants. Parfois, on ne peut que constater, impuissants, mais la mort dans l'âme, les dégâts causés à nos sites et monuments. Car, en l'état actuel de choses - et sans se le cacher -, il est malheureusement très difficile d'en éviter le pillage et la défiguration, un phénomène en passe de devenir incontrôlable, s'il ne l'est pas déjà, sauf quand on y oppose fermement la volonté, la ténacité et l'abnégation des uns et des autres. Et encore ! Alors que faire ? (A suivre)