Kamel Jendoubi et un collectif d'experts décrivent une République née sur les vestiges de la monarchie et du protectorat puis alimentée par le sacrifice d'innombrables Tunisiens sortant périodiquement de l'ombre, édifiée par Bourguiba et ses lieutenants, dénaturée par Ben Ali, déséquilibrée par la révolution mais restant pourtant en marche pour atteindre sa dignité. Un ouvrage à lire, à relire et à garder. Un activiste, un historien, un archiviste, un juriste, un sociologue, un politologue, un ingénieur... nous interpellent d'une même voix pour nous révéler le sens de cet ouvrage inhabituel, à lire et à relire : «Depuis la révolution de 2011, le régime républicain n'a pas été l'objet de débats et le mot République absent des slogans dans les manifestations... Pourtant, le califat et la chariaâ ont été revendiqués ! Autant de raisons qui nous encouragent à lancer le débat sur le régime républicain avec ses acquis mais aussi ses dérives». Le propos est clair et le mot d'ordre est, pour ces 3 femmes et 9 hommes autour de Kamel Jendoubi, d'aller jusqu'au bout de l'objectivité. Abolition de l'esclavage et Constitution C'est pour cela que le collectif dirigé par K. Jendoubi a tenu à entamer l'ouvrage par le rappel, en toute honnêteté, que la Tunisie nouvelle, celle de Bourguiba, des Lumières et de la République ne vient pas du néant. Elle a été fondée sur du solide, celui d'un régime beylical certes très affaibli sur la fin mais comptant à son actif une foule de décisions qui méritent de rester gravées dans la mémoire des Tunisiens : la formation de l'Armée nationale en 1840, l'abolition de l'esclavage en 1846, la création de l'équivalent de la Banque centrale en 1847, la parution de l'ancêtre du JORT en 1859, la proclamation de la Constitution en 1861... Malheureusement, endettée jusqu'au cou, dévastée par les soulèvements, imperméable aux réformes et à la modernité et, surtout, singulièrement affaiblie, la Tunisie est occupée par la France en 1881. Le temps ne s'arrête pas pour autant et le collectif dirigé par K. Jendoubi propose des documents et dresse des récapitulatifs qui montrent que la résistance n'a jamais cessé en Tunisie : l'insurrection de Thala-Kasserine en 1906, les événements du Jellaz en 1911, l'affaire du tramway en 1912... puis les vagues successives des grands noms qui ont pavé le chemin vers l'indépendance, où Bourguiba et ses lieutenants finissent par s'illustrer. Du Royaume à la République Et nous voici au moment crucial du 25 juillet 1957 où l'Assemblée nationale du Royaume de Tunisie proclame l'abolition du régime monarchique et le remplace par le régime républicain. Le premier Président de cette République, Bourguiba, est élu à l'unanimité par un vote à main levée. Il faudra attendre deux ans pour voir la Constitution du 1er juin 1959, rédigée selon le modèle du Code civil français. Les auteurs retracent avec soin les décennies Bourguiba, compilant les faits pour montrer à quel point la Tunisie a réussi à transcender sa propre condition pour s'illustrer aussi bien par ses choix internes que par ses actions et ses prises de position en dehors de nos frontières. Car la vision de Bourguiba a marqué (et marque encore) les esprits par un nombre impressionnant de choix inspirés, surtout pour le trio éducation/santé/femmes qui aura sur la Tunisie les effets que nous savons et qui la met dans une place très particulière dans le concert des nations. De nombreux points noirs s'accumulent pourtant pour les auteurs de l'ouvrage qui vont objectivement au fond des choses et nous invitent à noter que ce sont là les signes du déclin qui annoncent un changement inéluctable. Les années d'incertitude et le Nobel de la Paix Celui-ci vient de l'espace d'où personne ne l'attendait : l'Armée nationale, quand le général Ben Ali réussit un coup d'Etat sans effusion de sang le 7 novembre 1987. C'est un coup dur pour la République que le nouveau régime a profondément «dénaturée», selon les termes des auteurs. Une Tunisie dénaturée qui ne vivra que vingt-trois ans au bout desquels elle est terrassée par un mouvement enflammé par un jeune de Sidi Bouzid qui s'immole par le feu suite à une altercation avec une employée de la police municipale. Pendant quatre semaines, une suite de «manifestations insurrectionnelles» s'étend à tout le pays malgré la répression. Les grèves soutenus par l'Ugtt finissent le travail alors que le système, longtemps érigé par la famille de Ben Ali et celle de son épouse, l'abandonne à son sort. Quand Ben Ali part, il laisse la pays quasiment livré à lui-même et le prix que rappellent les auteurs est lourd : 319 morts et 3729 blessés. Les années d'incertitude s'égrènent alors et l'histoire retiendra une lente ascension vers une nouvelle République jalonnée par Kasbah 1, Kasbah 2, la Haute instance, l'Isie, l'Assemblée constituante, la Constitution, les élections de 2014... mais aussi l'instabilité gouvernementale, la violence, le terrorisme, les assassinats politiques... Mais, au milieu de la crise à rallonge, l'Ugtt se démarque comme une pierre angulaire de la République. Elle remportera le Prix Nobel de la Paix avec la Ltdh, le Barreau et l'Utica. Une lecture de premier ordre pour tous ceux qui s'intéressent à l'Histoire de la Tunisie, des papiers de fond, à lire et à relire, pour mettre de l'ordre dans tout cela. Que vive la République, 295p., mouture française Par Kamel Jendoubi et un collectif d'experts Editions Alif, 2018