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« Le temps aide la saga à devenir propagande et à s'incruster dans les esprits »
Kmar Bendana :
Publié dans La Presse de Tunisie le 13 - 04 - 2017

Professeur d'histoire contemporaine à l'université de La Manouba, Kmar Bendana est chercheuse à l'Institut supérieur d'histoire du mouvement national (Ishmn). Elle est également chercheuse associée à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc). Cette spécialiste de l'histoire de la culture et des intellectuels en Tunisie aux XIXe et XXe siècles est l'auteure de « Relire les biographies de Bourguiba ». Un long article de référence, publié en 2005. Tous ceux qui s'intéressent à la construction narrative autour de ce personnage y trouveront une large et riche matière ainsi qu'une bibliographie très complète.
Comment s'est construite la saga bourguibienne ? Le premier auteur de cette fiction n'est-ce pas lui-même le « zaïm », à travers ses discours égocentrés présentés à partir de 1973 à l'Institut de presse et des sciences de l'information puis à travers l'hagiographie rédigée par Mohamed Sayah, son biographe attitré ?
Il y a la manière de la dire cette saga, mais aussi le temps qu'il a fallu pour la monter et la transmettre. Le temps aide la saga à devenir propagande et à s'incruster dans les esprits, c'est comme un tapis à tisser et auquel on ajoute à chaque fois des motifs. D'autre part, si on suit bien la chronologie de Bourguiba, on se rend compte qu'il entreprend de raconter son récit de vie et de lutte nationale en 1973, au moment où s'annonce son déclin. Bourguiba tenait les rênes du pays depuis 1956, cela faisait déjà longtemps que les grandes réformes ont été achevées. Bourguiba est d'autre part secoué après l'échec de l'expérience collectiviste de 1969. Les jeunes étudiants et la centrale syndicale contestent son pouvoir absolu, Bourguiba ayant tout verrouillé entre 1962 et 1963, époque où son régime s'est crispé. Pour son système, son entourage et pour lui-même, ce récit était d'une importance vitale, un moyen de trouver une force et une légitimité autres que l'action, pour continuer à gouverner et pour contrebalancer son affaiblissement. Sa parole puissante, sa parole de tribun, qui nous subjuguait, compensait la dégradation de sa santé à ce moment-là.
Comment a procédé Mohamed Sayah face à cette matière brute que sont les récits de Bourguiba ?
Sayah a donné au récit une tournure sérieuse et officielle. Tout un dispositif a été mis à son service, dont des documentalistes, des locaux, des services techniques, l'imprimerie de la Sagep... Dans cette entreprise, mise sous le label du parti, ce qui m'a particulièrement intéressée en tant qu'historienne, c'est la machine à fabrique des livres d'histoire très particuliers, des livres destinés, malgré tout, à devenir des références. Et aussi à une large diffusion puisque par souci pédagogique, ils ont été publiés simultanément en arabe et en français. J'étais devant un cas d'école. Sayah ne s'est pas limité à la matière orale déclamée par Bourguiba, il s'est référé également à des documents écrits, dont certains puisés dans les archives nationales. Après ce travail, qui a duré trois à quatre ans, Bourguiba et Sayah créent en 1979 l'Institut de l'histoire du mouvement national, rattaché à l'université, où j'ai inauguré ma carrière d'historienne en 1982. J'ai comme l'impression que tous les deux ont fini par comprendre qu'il fallait être plus objectif et confier l'histoire aux historiens et aux archivistes pour garantir la durabilité du résultat. On était passé à une autre étape, où, probablement sur les conseils de l'historien Charles André Julien, proche de Bourguiba, la propagande devait se mettre en veilleuse à la faveur d'un travail d'équipes d'historiens franco-tunisiens sur ce qu'on appelle aujourd'hui « l'histoire partagée » de la période coloniale.
L'angle de sa vie privée, en présentant une autre dimension du « Combattant suprême », peut-il à votre avis humaniser un « dieu » nommé Bourguiba ?
Certes, on a besoin de considérer Bourguiba comme un homme pour relativiser notre regard sur lui. Je pense toutefois que tant son idéalisation que sa diabolisation ne sont qu'écume nécessaire : il est aujourd'hui définitivement objet d'histoire. Pourquoi est-il si important de scruter son environnement humain ? Parce que Bourguiba est le produit d'une société. Qu'est-ce qui pousse cet homme né officiellement en 1903 à prendre des décisions aussi capitales pour les femmes, le statut personnel et l'organisation de la famille ? Il n'y a que des motifs psychologiques, affectifs et humains liés, entre autres, à la capacité des individus d'idéaliser et de sublimer les choses qui peuvent l'expliquer. L'éclairage de sa vie privée va de sa relation avec sa mère, à sa proximité avec ses sœurs, au rôle qu'a joué sa première épouse Mathilde Lorrain dans sa vie, son soutien et sa tendresse à son égard, qui l'ont doté de sa confiance en lui pour entrer en politique, à l'ascendant qu'avait Wassila Ben Ammar, sa seconde femme, sur lui. Bourguiba avait compris que pour libérer sa société, il fallait passer par les femmes. Certes, il devient très vite un symbole, mais il n'était probablement pas le seul homme à avoir pensé aux femmes d'une façon émancipatrice.
Avez-vous retrouvé cette dimension intimiste dans les biographies sur lesquelles vous avez travaillé ?
Malheureusement, la plupart des biographes de Bourguiba n'ont focalisé que sur sa passion du pouvoir, qu'il avait certainement. Mais la quête du pouvoir est une passion qui se nourrit d'autres éléments. En parcourant certains ouvrages, j'ai comme l'impression de lire une légende se rapportant à Haroun Rachid, à Jaafar Al Barmaki ou à Caligula. En fait, on a trop masculinisé Bourguiba en braquant grossièrement les lumières sur son amour du pouvoir, camouflant ainsi la part de féminin en lui. Le livre d'entretiens réalisés par Mohamed Kerrou avec son fils, Bourguiba Junior, rompt avec ce parti pris, car il décale notre regard sur lui en nous faisant entrer avec beaucoup de pudeur dans son intimité familiale. Par cette lecture de femme attentive à l'humain, mais aussi par la finesse de l'écriture, les nuances apportées au personnage et les détails palpitants sur sa vie privée, la biographie cosignée par Souhayr Belhassen et Sophie Bessis se démarque également du reste de la production sur Bourguiba.
A-t-on pris assez de distance avec le temps pour écrire aujourd'hui la « vraie » histoire de Bourguiba ?
Il nous faut du temps certes, mais surtout du travail et notamment un travail collectif pour continuer à avancer dans l'exploration de la vie et l'œuvre de cet homme. Ça veut dire lire et relire tout ce qui a été écrit sur Bourguiba et espérer trouver de nouveaux documents, bien que je ne sois pas une fétichiste des sources. J'accorde beaucoup d'importance au regard, à la capacité de croiser les faits et à l'interprétation des détails. La qualité d'un historien transparaît aussi à travers ce qu'il convoque comme matériel conceptuel et son souci de tout analyser et de ne rien laisser de côté. Je suis ravie qu'il y ait actuellement deux livres en préparation sur Bourguiba, l'un en France et l'autre en Tunisie. Ces ouvrages nous permettront de tisser une connaissance plus approfondie et d'aller plus loin dans le débat sur ce personnage.
Beaucoup de biographies de Bourguiba ont été signées par des journalistes. Le « Combattant suprême » intéresse-t-il plus les journalistes que les historiens ?
Chacun son temps plutôt. En plus, un historien peut se brûler les ailes en prétendant s'attaquer à Bourguiba. D'ailleurs, mon entrée à moi à propos de ce sujet a été très prudente : j'ai commencé à le contourner par le biais d'Abdelaziz Thaâlbi, le fondateur du Vieux Destour, ancêtre du parti fondé par le jeune Bourguiba en 1934, puis analysé les biographies écrites sur Bourguiba, mais je n'ai pas travaillé directement sur lui. Bourguiba me fait peur parce qu'il me fascine ! Ma crainte à moi, qui fais partie de la génération des « filles de Bourguiba », vient de l'amour que je porte pour sa personne. Elle vient de ma subjectivité ! Revisiter ses correspondances et les sources le concernant serait pour moi comme me pencher sur la vie d'un membre de ma famille. Je préfère m'abstenir !
Qu'est-ce qui vous attache autant à Bourguiba ?
Son rapport à la femme. J'aime le fait que les femmes à ses yeux n'incarnent pas seulement un objet sexuel. Cette reconnaissance là a donné une respiration aux Tunisiennes, a ouvert un courant d'air bénéfique pour les femmes. Cette reconnaissance là continue à servir les Tunisiennes dans leur vie et leur évolution.
Pourquoi, à votre avis, des hommes politiques se raccrochent-ils à l'image de Bourguiba, l'instrumentalisant et la mimant parfois jusqu'à l'excès ?
Cette image a aidé Béji Caïd Essebsi à passer le cap des élections présidentielles pour arriver au pouvoir, aller plus loin serait, à mon avis, de l'ordre de l'aveuglement politique. Je pense qu'au moins 500 mille personnes sur le million et quelque de Tunisiens qui ont voté pour BCE l'ont fait en transférant la personnalité de Bourguiba sur lui. Parce qu'ils ont cru que c'était lui. Mais la tactique ne marche pas éternellement !
La bourguibomania qui s'est largement exprimée après la révolution s'explique-t-elle à votre avis par la nostalgie du leader perdu ?
Le phénomène trouve plutôt sa source dans la culpabilité des Tunisiens envers leur premier président de la République. Il ne faut pas oublier qu'ils l'avaient abandonné à son exil de treize ans dans sa résidence à Monastir, sous le régime de Ben Ali, de 1987 à l'année 2000, et qu'ils avaient accumulé une foule de frustrations suite à l'organisation de ses funérailles expéditives par Ben Ali le 8 avril 2000. Sa ré-émergence publique après 2011 fait partie de la déferlante du refoulé qui submerge le pays. Elle obéit aux mêmes excès émotionnels, qui nous ont secoués tous à la faveur de la révolution. La culpabilité envers ce père oublié est en train de s'éteindre petit à petit, parce que les Tunisiens ont eu le temps de faire le deuil de Bourguiba sept ans après.
Quel rôle peut jouer, à votre avis, l'Instance vérité et dignité (IVD) pour réajuster la « vérité » sur le parcours et la vie de Bourguiba ?
Heureusement que cette instance existe ! Parce qu'elle crée un débat très constructif autour de Bourguiba en particulier, et autour de l'histoire en général. C'est grâce aux auditions publiques de l'IVD qu'on parle autant d'histoire et de mémoire. Après la révolution, la parole des juristes a primé sur toutes les autres, notamment dans les médias. Il est peut-être venu le temps des historiens. Revenir sur la mémoire, en parler, discuter de ce qui distingue la mémoire de l'histoire, est constructif pour une société, cela lui permet d'aller vers l'avant et de gagner une culture politique. Nous ignorions tout d'une constitution et voilà qu'à la faveur des juristes nous avions appris comment se fabrique une loi fondamentale. Dans un an ou deux, les Tunisiens sauront probablement beaucoup de choses sur l'histoire. Ces débats génèreront des bouquins, entre autres sur Bourguiba. Une telle chance pour nous !


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