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Devoir de mémoire…
55eme anniversaire de la fête de l'Evacuation de Bizerte (1963 -2018)
Publié dans La Presse de Tunisie le 15 - 10 - 2018


Par Mohieddine HADHRI
La Tunisie commémore aujourd'hui le cinquante cinquième anniversaire de l'évacuation de la base de Bizerte par la France le 15 octobre 1963. Cette bataille de l'évacuation de Bizerte constitua un ultime épisode dans le processus long et douloureux du Mouvement national de libération non seulement pour parvenir à l'indépendance, le 20 mars 1956, mais aussi en vue du parachèvement de l'intégrité territoriale de notre pays. L'auteur livre à travers deux articles une autopsie rétrospective de ce que fut la guerre de Bizerte engagée par le président Habib Bourguiba en juillet 1961 et ses conséquences nationales et internationales. Ce dossier, qui est le fruit d'une longue recherche, est destiné à enrichir le débat et à éclairer l'opinion publique tunisienne sur l'un des épisodes les plus marquants dans l'histoire de la Tunisie du XX e siècle.
Dans ce premier volet, il s'agit d'apporter quelques éclairages non seulement sur la crise de Bizerte elle-même mais aussi sur l'ensemble des rapports franco-tunisiens, complexes et difficiles, au début de la Ve République. Ce faisant, notre souci n'est pas de refaire l'histoire de cette crise mais plutôt de procéder à une nouvelle lecture des faits historiques mais aussi des discours respectifs des deux protagonistes de cette crise, à savoir Bourguiba et de Gaulle.
Au début des années soixante, la ville de Bizerte constituait l'une des quatre bases françaises, classées principales. Elle formait avec Toulon et Mers El Kebir (en Algérie) un formidable triangle de sécurité en Méditerranée. C'est pour ces raisons hautement stratégiques que la Tunisie, indépendante depuis 1956, tenait à en assurer l'évacuation par tous les moyens.
C'est ainsi que la bataille de Bizerte, déclenchée le 19 juillet 1961, cinq mois après l'échec du Sommet de Rambouillet en France (février 1961) entre les deux chefs d'Etat, a constitué l'un des épisodes les plus sanglants dans l'histoire des relations franco-tunisiennes. Par ses enjeux géopolitiques, dans le contexte de la guerre d'Algérie, par son lourd bilan, l'affaire de Bizerte, qui venait se greffer à celle de la crise du Mur de Berlin en aout 1961, fut incontestablement une crise internationale majeure dans les annales de la décolonisation du Maghreb mais aussi dans l'histoire de la Guerre froide.
I) Aux origines de la crise internationale de Bizerte
Aux origines de la crise internationale de Bizerte, il y avait trois facteurs déterminants, à savoir la position éminemment géostratégique de la base aéronavale de Bizerte, les rapports difficiles franco-tunisiens dans le sillage de la guerre d'Algérie, et enfin l'échec de la rencontre Bourguiba-de Gaulle à Rambouillet en février 1961.
Bizerte, un formidable bastion stratégique en Méditerranée
Le port et la base de Bizerte datent de 1891, année où la France commença les travaux d'aménagement de ce site exceptionnel en plein cœur de la Méditerranée. Ce port construit à l'entrée d'un goulet naturel nécessita l'édification de deux jetées de plus de 1.000 mètres et d'un môle de 600 mètres. De plus, un lac intérieur d'environ 7 kilomètres carrés constituait une sorte de cul-de-sac ou fut bâti un arsenal militaire impressionnant parmi les plus importants en Méditerranée situé à Menzel Bourguiba (ex-Ferry-Ville). Autant d'éléments qui donnaient à Bizerte une importance stratégique capitale.
Celle-ci détenait une position topographique et stratégique remarquable, située à mi-chemin entre les deux bassins méditerranéens, l'oriental et l'occidental. Par ailleurs, cette ville tunisienne occupait une place de commande et de surveillance dans le détroit de Sicile que certains historiens qualifiaient par le passe de «Détroit de Bizerte» tant il semble que c'est la ville tunisienne qui est la vraie maîtresse de ce passage stratégique, une sorte de verrou central de la Méditerranée. Bizerte constituait par conséquent ce point de passage obligé pour n'importe quel trafic maritime entre les deux bassins de la Méditerranée, au même titre que Gibraltar et Suez. (1)
D'ailleurs, cette importance stratégique de Bizerte n'a pas échappé, dès le lendemain de l'occupation de la Tunisie, aux hommes politiques français de l'époque. Jules Ferry, lors de sa visite de la ville de Bizerte en 1887, fut ravi du site de Bizerte et ne manqua pas d'exprimer son émerveillement en déclarant : « Messieurs, ce lac vaut à lui seul la possession de la Tunisie tout entière…Si la France s'est installée en Tunisie, c'est pour posséder Bizerte ! »
Il en était de même plus tard pour les deux protagonistes de cette crise, le Président Bourguiba d'un côte, le Général de Gaulle de l'autre. Bourguiba, évoquant Bizerte, la qualifiait de «un véritable balcon du Maghreb sur l'Europe». Quant à de Gaulle, il décrivait Bizerte dans des termes stratégiques clairs :
« Quand on veut se faire un jugement sans parti-pris sur cette affaire de Bizerte, il faut regarder la carte : Bizerte occupant une situation exceptionnelle , là où la Méditerranée se resserre entre ses deux bassins, l'oriental et l'occidental, il y a toujours la perspective d'une agression qui viendrait de l'oriental. On ne peut pas ne pas l'envisager, d'autant plus que la situation du monde est dominée par la perspective d'une guerre que l'Est déclencherait contre l'Ouest . » (2)
Enfin, pour l'amiral Amman, Commandant français de la base aéronavale de Bizerte au moment de la crise en 1961 qui écrivait dans l'un de ses rapports militaires confidentiels :
«Bizerte constitue au sud du dispositif de l'Organisation de l'Atlantique Nord (Otan) une plateforme aérienne et navale pour le support des secteurs opérationnels du centre Europe, de la Méditerranée et du Moyen-Orient». Bizerte, au même titre que Brest, Toulon et Mers El-Kabîr en Algérie, représentait un maillon de la chaîne des bases nécessaires à la défense française et à son dispositif atomique. Pour la France, les bases au Maroc n'étaient pas aussi stratégiques. » (3)
La Tunisie, base arrière de la révolution algérienne (1958-1961)
La Tunisie, qui a obtenu son indépendance le 20 mars 1956, s'était retrouvée impliquée de fait dans la guerre d'Algérie, déclenchée le 1er novembre 1954 par le FLN. Cette guerre allait peser lourdement sur les rapports franco-tunisiens. Dès le 23 mars 1956, trois jours après l'indépendance, Bourguiba qui était accusé par ses adversaires youssefistes d'avoir largué l'Algérie, déclara : « Nous les Tunisiens, nous ne serions heureux de notre indépendance que le jour où l'Algérie sœur aura recouvrer sa pleine souveraineté » . Joignant l'acte à la parole, Bourguiba convoqua pour le 22 octobre 1956 un grand congrès maghrébin pour le soutien à la révolution algérienne auquel devait participer le Roi du Maroc, Sa Majesté Mohamed V ainsi que les chefs historiques du FLN , Ahmed Ben Bella, Boudhiaf, Aït Ahmed, Krim Belkacem et d'autres. Nous connaissons la suite. L'avion qui transportait les nationalistes algériens du Maroc à Tunis fut détourné par l'aviation française au-dessus d'Alger. Ce faisant, la France commit une erreur fatale qui devait conduire à l'internationalisation du conflit algérien.
Ces prises de positions de Bourguiba en faveur de la lutte du peuple algérien ne manquaient pas d'exaspérer le gouvernement français à Paris. Cependant, Bourguiba qui n'hésita pas à soutenir les nationalistes algériens dont le quartier général était installé au Nord de la Tunisie dans les montagnes de Ghardimaou au Kef, était soucieux dans le même temps de consolider les bases du nouvel Etat tunisien. Il était pris ainsi entre deux feux, au milieu des exigences contradictoires émanant des pressions françaises d'un côté et du devoir moral de solidarité vis-à-vis des frères algériens de l'autre. Ce fut là l'origine de la première crise grave dans les rapports franco-tunisiens lorsque l'aviation française venant d'Algérie à la poursuite des combattants algériens bombarda le 8 février 1958 le village frontalier tunisien de Sakiet Sidi Youssef , provoquant la mort de 74 civils tunisiens et de centaines de blessés. (4) Cet incident eut de larges échos dans le monde et dans la presse internationale qui fit preuve d'une grande sympathie avec la Tunisie.
Dès lors, Bourguiba rappela son ambassadeur à Paris, Mohamed Masmoudi, qui, avant de regagner Tunis, rendit visite au Général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises. Le Général critiqua l'action de Sakiet en disant à l'ambassadeur tunisien qu'il ne faut jamais insulter l'avenir. Cependant, le retour du Général de Gaulle au pouvoir trois mois après les événements de Sakiet Sidi Youssef en Tunisie, en mai 1958, n'a pas manqué d'être marqué par une série de malentendus avec Bourguiba, due en partie à l'incompatibilité de caractères entre les deux hommes, tempérée cependant par une estime réciproque. Habib Bourguiba, qui était à l'apogée de sa popularité en Tunisie, autorisa la constitution officielle à Tunis, le 19 septembre 1958, du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) , ce qui accentua le malentendu avec la France, déterminée encore à conserver l'Algérie comme partie intégrante de « la France de Dunkerque à Tamanrasset» (5)
Le face-à-face de Gaulle -Bourguiba à Rambouillet ( 27 février 1961)
Avec cette rencontre de Rambouillet, réclamée par de Gaulle lui-même, Bourguiba avait l'impression qu' avec le Général de Gaulle, il allait engager le destin de l'Afrique du Nord, celui de la France et de la Méditerranée. Au départ, Bourguiba admirait l'homme de la Libération et appréciait sa vision de l'avenir. Il avait déclaré en 1958 que de Gaulle était la chance de la France pour la sortir du bourbier colonial, considérant que l'homme qui a combattu pour une France libre serait plus sensible aux revendications et aux aspirations des peuples africains colonisés par la France. De son côté, le Général de Gaulle avait une opinion plus ou moins favorable de Bourguiba. N'a-t-il pas confié en décembre 1959 au Président américain Eisenhower :
« Bourguiba n'est pas un mauvais homme. Il fait partie de l'Occident. Nos rapports avec lui sont bons et médiocres à la fois »
Le 27 février 1961, Bourguiba arrive donc à Paris où il est accueilli à l'aéroport par le Premier ministre Michel Debré. Le chef de l'Etat tunisien est logé au château de Rambouillet, dans la chambre de la tour François 1er, qui avait été occupée par Eisenhower et Khrouchtchev. Le tête-à-tête entre de Gaulle et Bourguiba dura cinq heures, entrecoupées de courts moments de répit. De Gaulle avait écouté longuement Bourguiba, sans beaucoup répondre, mais en brossant un tableau grandiose de ses ambitions dans ses mémoires :
«La grande force africaine liée à la France allait élever sa voix dans le monde, dans le respect de l'indépendance de chacun (...) La France ne lésinera pas dans son aide à un Maghreb uni et associé à la métropole». Pour le chef de l'Etat français : « l'ère de la colonisation comme expression de l'ambition nationale est une ère périmée (...) la seule ambition de la France réside dans la force de son rayonnement».(6)
Quant à Bizerte, le Général de Gaulle, liait la défense de la France, entre autres, à la position stratégique de la ville de Bizerte. Bizerte, qui commandait le passage du détroit de Sicile sur la route Gibraltar-Suez, était considérée à ses yeux comme «le verrou central de la Méditerranée». De Gaulle rapportera ainsi sa conversation de Rambouillet en tête-à-tête avec Bourguiba :
«Nous sommes, comme vous le savez, en train de nous doter d'un armement atomique. Les conditions de notre sécurité changeront alors du tout au tout». Il m'a semblé s'en accommoder. »
Quant à Bourguiba, il déclarera pour sa part dans son discours à l'Assemblée nationale (17 juillet 1961), à la veille de la bataille de Bizerte : «A Rambouillet, le chef de l'Etat français en est venu à considérer le colonialisme comme une calamité. J'ai été amené à lui demander l'application de ce principe à Bizerte, il s'est montré réticent. Nous avons demandé la reconnaissance du principe de l'évacuation, quitte à en différer les modalités. On nous a répondu que les circonstances ne le permettaient pas. »
Bourguiba pensa avoir séduit de Gaulle et trouvé le partenaire pour réfléchir en commun aux grands problèmes du monde. En réalité, il n'en fut rien. Le sommet de Rambouillet s'est achevé sur un malentendu et a été plutôt un échec entre ces deux leaders historiques. Ce malentendu aura de lourdes conséquences puisqu'il débouchera, cinq mois plus tard, sur «la bataille de l'évacuation» de Bizerte avec son corollaire de combats sanglants du 19 au 24 juillet 1961 .(7)
A Rambouillet 1961, de Gaulle confirme que Bizerte appartient bien à la Tunisie mais que devant le danger imminent d'un conflit mondial (débarquement de la baie des Cochons et la deuxième crise de Berlin), il est du devoir de la France que de contribuer à la défense de l'Occident. Le général consent alors à discuter des conditions d'utilisation de la base mais ne prévoit aucune évacuation.
Cette attitude dilatoire de la France devient insupportable pour Bourguiba. Il exige dorénavant un calendrier pour l'évacuation française, si lointaine que puisse être l'échéance. Le dialogue de sourds atteint alors son paroxysme. Bourguiba est conscient de l'intérêt stratégique que revêt Bizerte dans la guerre d'Algérie, cette base permet d'exercer un contrôle aéronaval de tout l'Est algérien. Par ailleurs, il comprend que la France ne consentira à se pencher sur le dossier bizertin qu'une fois la question algérienne réglée. C'est bien cela qui effrayait Bourguiba.
Saisissant l'enjeu de l'impasse politique, convaincu probablement qu'une confrontation avec la France devenait inévitable, le président tunisien décida de se rendre à Washington le 3 mai 1961 dans le cadre d'une visite officielle d'Etat pour rencontrer le président américain J.F. Kennedy et jauger son soutien éventuel aux revendications tunisiennes sur Bizerte. Toutefois, à l'issue d'une visite chaleureuse, Bourguiba ne manquait pas de percevoir combien l'Occident et, notamment les Etats-Unis étaient empêtrés dans le conflit Est-Ouest sur Berlin. Le Président Kennedy qui a réservé un accueil officiel triomphal à Bourguiba allant jusqu'à le comparer à George Washington lui avait toutefois demandé de temporiser sur Bizerte. A Washington, Bourguiba se voyait confirmer les égards dont il jouissait en Amérique du Nord, où l'on considérait «la Tunisie comme l'un des cinq Etats pilotes, la vitrine de l'aide américaine aux jeunes Etats qui résistent à la tentation du communisme». (8) Mais Bourguiba ne voulait rien entendre sur l'affaire de Bizerte allant jusqu'à ignorer les conseils de Kennedy.
LA BATAILLE DE BIZERTE 1961 : UN AUTRE SUEZ EN MEDITERRANEE ( 19-24 Juillet 1961)
Le déclenchement brusque et inattendu en juillet 1961 de la bataille de Bizerte constitua par son ampleur et sa dimension l'un des moments forts des rapports Est-Ouest, notamment au lendemain de l'affaire de la Baie des Cochons à Cuba en avril 1961 puis celle du Mur de Berlin en août 1961. (9) Un nouveau Suez semblait se profiler à l'horizon cette fois-ci en Afrique du Nord et en plein cœur de la Méditerranée en cet été 1961.
Sur le plan du Maghreb, et pour la deuxième fois depuis l'indépendance, depuis les événements dramatiques de Sakiet Sidi Youssef en février 1958, les rapports franco-tunisiens subirent une crise profonde et grave. Dans le contexte de la guerre d'Algérie et celui des relations Est-Ouest, Bizerte était devenue une pomme de discorde, une sorte d'abcès de fixation éminemment grave. De l'autre côté, et à mesure que la guerre d'Algérie s'élargissait et que les perspectives de négociations s'éloignaient après l'échec des rencontres préliminaires de Melun, en juin 1960, une pression formidable s'exerçait sur le régime tunisien, accusé par l'Egypte de ménager la France dans l'affaire algérienne. L'argument de la présence militaire française à Bizerte fut utilisé, à plusieurs reprises par Radio Le Caire , « La Voix des Arabes », pour stigmatiser la politique pro-occidentale de la Tunisie. Répondant à cette campagne médiatique d'Orient, le leader tunisien rejeta en vrac ces accusations dans un discours à la Radio de Tunis :
« Des journaux d'Orient ont cru comprendre , en interprétant certaines de mes déclarations, que je conseillais au gouvernement algérien de faire des concessions sur le Sahara et Mers-El-Kebir. Je n'ai jamais donné un tel conseil. Ce que j'ai dit, c'est que l'essentiel , ce qui vient en tête des priorités et qui permettra aux Algériens d'avoir sûrement par la suite Mers-el Kabîr et tout le reste, c'est la prise du pouvoir en Algérie. Ce qu'il faut donc, c'est installer un gouvernement algérien en lieu et à la place de l'actuel ministre délégué qui gouverne l'Algérie… J'ai dit aux Algériens : « Ne pratique pas la politique de tout ou rien qui ne fait que retarder l'indépendance, mais acceptez des étapes qui vous permettront d'arriver à l'indépendance .» (10)
Alors que l'on s'acheminait vers l'internationalisation de la crise algérienne et que la France manifestait des signes évidents d'essoufflement, Bourguiba comprit qu'il fallait se débarrasser de l'épine de Bizerte, avant même l'indépendance de l'Algérie. En marge de la question de Bizerte, Bourguiba posait également le problème des provinces sahariennes de la Tunisie, la fameuse Borne 233 , lesquelles provinces rattachées au territoire algérien au XIX siècle devaient être restituées par la France à la Tunisie.
Alors que la crise semblait prendre de plus en plus une tournure dramatique et dangereuse, Bourguiba adressa le 7 juillet 1961, une ultime lettre officielle au Chef de l'Etat français dans laquelle il clarifiait l'attitude tunisienne dans cette affaire. La lettre de Bourguiba à de Gaulle, déclarait notamment :
«J'ai consacré trente années de ma vie à lutter pour une libre coopération entre la Tunisie et la France (...) A Rambouillet, j'ai exprimé devant vous la conviction que cette dernière séquelle de l'ère coloniale, levée par voie amiable, les relations entre nos deux pays se renforceraient immédiatement, puisque la base de Bizerte, elle-même, et l'arsenal voisin pourraient être reconvertis, en coopération avec la France, en un chantier naval. Nous savons, vous et moi, que les bases militaires dans les pays étrangers prolongent une ère dépassée et que, partout, les grandes puissances et la France elle-même y renoncent. Nous savons que l'entreprise de décolonisation entamée doit être achevée ; qu'elle n'est pas pour affaiblir nos liens mais pour les renforcer ! « (11)
Toutefois, la réponse de De Gaulle au message de Bourguiba non seulement tarda à venir mais se limita en un message verbal remis par le chargé d'affaires français à Tunis le 12 juillet 1961 avertissant que « la France ne négociera pas sous la menace ». Répondre à une lettre confiée à un envoyé spécial par une simple «note verbale», remise par un chargé d'affaires, constituait sans doute un procédé diplomatique volontairement méprisant. Il revêtait, en l'occurrence, un caractère humiliant que Bourguiba ne pouvait accepter.
A partir de là, les dés étaient jetés et l'engrenage allait déboucher inexorablement sur la confrontation armée.En accentuant les manifestations populaires, la Tunisie voulait seulement peser un peu plus sur la décision de la France, mais pour le Général de Gaulle, toujours soucieux de son prestige personnel , même quand il se résolvait à céder, il y avait là une pression et des menaces inacceptables.
A l'aube de la bataille, Bourguiba confiera à Jean Daniel , correspondant français chargé de couvrir les événements de Bizerte :
« Je ne sais pas encore si de Gaulle va finir par comprendre le sérieux de nos revendications et leur importance, non seulement pour le peuple tunisien et pour moi, mais pour la France et toute l'Afrique du Nord. A Rambouillet, il paraissait avoir compris, mais il ne s'engageait pas ».
Entre-temps, du 7 au 13 juillet, les manifestations dans tout le pays et surtout dans le gouvernorat de Bizerte étaient devenues quotidiennes et presque permanentes. Des milliers de jeunes, près de 6 000, enrôlés par la Jeunesse destourienne du parti, venus de tous les coins du pays se portaient volontaires pour Bizerte. Des kilomètres de tranchées étaient creusées autour de la base aérienne de Sidi Ahmed et sept barrages étaient installés dans la région .
Le 17 juillet 1961,Bourguiba s'adressa solennellement à l'Assemblée nationale :
« J'avais déjà dit, dans mon discours du 5 février 1959, que nos frontières territoriales et notre existence géographique nous ont été spoliées au nord et au sud et doivent nous être rétrocédées (...) Nous croyons, de notre devoir, de revendiquer notre espace saharien aujourd'hui plutôt que d'ouvrir, demain, un conflit avec nos frères algériens (...) Vous avez lu la lettre que j'ai envoyée au général de Gaulle qui contenait tout ce que je ressentais. J'ai demandé qu'on décide ensemble des délais de l'évacuation de Bizerte, en assurant la France de toute notre coopération (...) Mais les milieux officiels français semblent gênés par les manifestations qu'ils pensent artificielles, alors que le peuple s'est levé tout entier et ne pouvait plus attendre indéfiniment » ( 12)
Toutefois, lorsque le président Bourguiba décida d'engager la guerre d'évacuation de Bizerte par son discours du 17 Juillet 1961, il ne s'attendait probablement pas à ce que le conflit dégénérât en une guerre sanglante extrêmement lourde en pertes humaines. Quant à De Gaulle, il a pris ce geste de Bourguiba comme une offense et une volonté de lui imposer un coup de force pour lui forcer la main à Bizerte. De Gaulle était soucieux aussi de ménager les généraux de l'Armée française et notamment ceux de la Marine et ne voulaient pas donner l'impression de céder à ce coup de force tunisien.
C'est au Capitaine de vaisseau Jean Brasseur-Kermadac que revint la charge de déclencher le plan de sauvetage de Bizerte appelé « Opération charrue » destiné à rompre le blocus mis en place autour de la ville de Bizerte et comportant trois bataillons tunisiens, soutenu par 6000 jeunes volontaires de la Jeunesse Destourienne sans armes.
Le commandement français prit prétexte d'un hélicoptère abattu par l'artillerie tunisienne pour investir la ville. Le 19 juillet, des renforts français en hommes et en matériel parviennent à la base de Bizerte à partir de l'Algérie ; les batteries tunisiennes entrent en action, l'aviation française riposte, s'attaquant aux défenses anti-aériennes et aux civils qui assiègent la base. Les combats s'engagent au matin à l'arsenal de Sidi-Abdellah et sur la base aérienne de Sidi-Ahmed alors que deux Aquilons mitraillent les Tunisiens : morts, blessés et prisonniers se multiplient des deux côtés. En effet, à partir de 4 heures, l'armée tunisienne déclenche un violent tir de mortiers sur Sidi-Ahmed, tandis que des obus ont déjà endommagé la veille des ateliers et des hangars où sept avions français ont été endommagés. Les Français, pour éviter la catastrophe, ripostent rapidement avec leurs mortiers, afin de créer le désordre chez les Tunisiens.
Pendant cinq jours, (19-24 juillet 1961) des combats acharnés d'une rare violence furent livrés dans Bizerte ainsi que autour des endroits stratégiques. D'où les pertes très élevées en vies humaines du côté tunisien surtout.
Le jeudi 20 juillet, la Tunisie rompt les relations diplomatiques avec la France et dépose une plainte au Conseil de Sécurité « pour actes d'agression portant atteinte à la souveraineté et à la sécurité de la Tunisie et menaçant la paix et la sécurité internationales ». Elle invite le Conseil à ‘' faire cesser cette agression et faire évacuer le territoire tunisien de toutes les troupes françaises''.
Notes de références
Sur la dimension géostratégique de Bizerte voir Mohieddine Hadhri « La crise internationale de Bizerte » dans Actes du colloque international d'Abu Dhabi « De Gaulle et le Monde Arabe » Editions Al Nahar Beyrouth 2010. Voir aussi Vice-Amiral Barjot " Bizerte , port anti- atomique et nouveau Gibraltar en Méditerranée" 1952 .Voir aussi Sébastien ABIS, L'Affaire de Bizerte, Sud Editions, Tunis 2004 ,pp 20-25
Charles de Gaulle , Discours et messages, Paris, Plon , 1970,
Samya El Machat , La crise de Bizerte 1960-1962 [article] Outre-Mers. Revue d'histoire Année 2000 328-329 pp. 299-326
G. Calchi Novati , Le bombardement de Sakiet Sidi Youssef et les péripéties de la politique tunisienne face à la guerre d'Algérie, in Actes du Colloque " Processus et enjeux de la décolonisation en Tunisie, 1952-1964"le 8,9,10 mai 1998 a Tunis , ISHMN 1999 , p 59
Alistair HORNE, Histoire de la Guerre d'Algérie, pp 419-420
De Gaulle Charles , Mémoires d'espoir , Le Renouveau 1958-1962, Paris , Plon, 1970 pp 83-84
ABIS Sebastian , op cit , pp 99-112
Sur la visite officielle du President Bourguiba voir Mohieddine Hadhri « US Foreign Policy towards North Africa during the Cold War : From Eisenhower to Kennedy 1953-1963." The Journal of Middle East and Africa , Volume 5,Issue 2, 2014.
P C Renaud, La Bataille de Bizerte 19-23 Juillet 1961, Paris, L'Harmattan, 1996. Voir aussi le témoignage de Jean Daniel , Le Temps qui reste , Paris, Stock, 1973 . Jean Daniel insiste sur l'absence de violence de la part des Tunisiens à l'égard des civils français. Voir du cote tunisien les témoignages de Bahi Ladgham , Ministre de la Défense , in Actes du Colloque Histoire Orale et relations tuniso-francaises de 1945-1962, la parole aux témoins, Mai 1996 , Tunis ISHMN 1996
Voir Philppe Herreman, " Bizerte et l'Occident" in Le Monde Diplomatique avril 1960.
Bourguiba Habib, Citations, Tunis,Dar el Amal, 1978
Bourguiba Habib, Citations, Tunis, Dar el Amal, 1978


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