Le Coran est devenu un enjeu et un otage, il est désormais vital de le libérer de quiconque songe à en faire un engin de guerre entre les peuples ou, plus grave, au sein d'un même peuple. L'affaire de l'école coranique de Regueb et son internat ont enclenché un débat agressif sur fond idéologique qui n'a pas lieu d'être, entre ceux qui accordent un droit d'enseigner en marge du système, et ceux qui veulent préserver notre société des risques d'embrigadement de nos enfants sur la voie du takfirisme et du jihadisme. Depuis la révolution, les langues se sont déliées à propos de diverses pratiques qui avaient cours par le passé, parfois légitimement, d'autres fois abusivement, mais toujours sous une approche discutable que l'on n'ose pas discuter. Le problème de l'apprentissage du Coran, de la qualité des enseignants qui en ont la charge et des établissements où on le prodigue représente l'une de ces pratiques habituelles entourées d'un tabou que la démocratie a levé. La démocratie a, au même moment, redonné le droit d'expression à toutes les sensibilités qui se trouvent dans notre société et à tous les courants politiques ou de pensée, dont les courants islamistes qui, d'ailleurs, ont entrepris de s'identifier à la révolution et de se l'attribuer. Une alliance provisoire Mais la plus agressive de ces multiples sensibilités se réclamant de la religion se trouvait être les salafistes jihadistes que dirigeait Abou Iyadh. Ce qui amena les Nahdhaouis à composer avec eux tout en luttant contre eux pour la suprématie dans les mosquées, les associations caritatives, les espaces culturels et les lieux d'apprentissage du Coran. A l'époque, l'ensemble des islamistes s'étaient accordés pour agir à ressusciter et contrôler l'enseignement coranique dans toutes ses formes, à commencer par la prestigieuse mosquée Ez-zitouna, puis diverses institutions islamiques traditionnelles et, enfin, les écoles coraniques, lesquelles avaient, alors, poussé comme des champignons. Le mot d'ordre étant : «Bourguiba et Ben Ali ont tari les sources de l'apprentissage coranique». D'où l'ouverture de nos frontières à des prédicateurs salafistes extrémistes qui ont envahi le pays de leurs réseaux maléfiques, de leur discours sanguinaire et de leurs sommes d'argent considérables destinées à corrompre notre jeunesse et à l'embrigader au service de toutes les basses besognes salafistes et pro-jihadistes. Ce qui a donné lieu au lavage de cerveau et au recrutement de milliers de jeunes mercenaires jihadistes. Un compromis historique de références partagées Aujourd'hui que les salafistes n'ont plus pignon sur rue et qu'Ennahdha est au pouvoir, la politique de nos islamistes modérés, qui a consisté en une alliance avec le salafisme pour contrôler les lieux d'apprentissage du Coran, en en expropriant l'Etat, n'est plus à l'ordre du jour, et Ennahdha est même aux prises avec des approches wahhabites dénaturant notre islam sunnite achârite modéré tunisien. L'approche consensuelle défendue par Rached Ghannouchi, quel que soit son niveau de sincérité, s'est étendue aux considérations religieuses. Et l'on a vu des leaders nahdhaouis se réclamer d'un «islam tunisien modéré», défendre le Code du statut personnel, s'ériger contre le fanatisme et les interprétations erronées de certains versets coraniques, abandonner le dogme de l'observation lunaire pour déterminer les dates...et même rejoindre le souci de Béji Caïd Essebsi d'apporter plus de justice aux femmes en matière d'héritage. Le pays a, aujourd'hui, besoin, d'enracinements solides et de références communes bien partagées, afin que l'article premier de la Constitution ait un contenu bien concret. Normaliser l'apprentissage du Coran La guerre des écoles coraniques doit absolument cesser. Car les enfants tunisiens, tous les enfants, ont droit à un enseignement universel où la maîtrise du Coran doit prendre toute sa place. Un enseignement parfaitement ouvert aux sciences, aux langues, à la littérature, à l'informatique, à la philosophie...dont la philosophie islamique. Le Coran est devenu un enjeu et un otage, il est désormais vital de le libérer de quiconque songe à en faire un engin de guerre entre les peuples ou, plus grave, au sein d'un même peuple. Il est donc grand temps de le soustraire aux convoitises en confiant son apprentissage à l'Ecole publique, qu'elle soit d'Etat ou privée. C'est à dire à des établissements parfaitement normalisés dotés de programmes supervisés par l'Etat et non par des intérêts ou groupes ou individus particuliers, au sein desquels cet apprentissage et encadrement sera assuré par des enseignants de niveau, à la qualification normalisée. Une urgente remise en ordre Ce qui est urgent, aujourd'hui, c'est d'appliquer les lois existantes avec fermeté, tout en préparant les contours clairs d'un système cohérent de l'apprentissage coranique et de la promotion du Coran, sur la base d'une approche globale le plus largement partagée au niveau national. Cela exigera de réglementer tous les aspects de cette stratégie nationale consensuelle, à commencer par le niveau, forcément universitaire, des formateurs et encadreurs, en passant par des conditions d'installation et d'exercice et des balises claires à propos du financement. Et puis, en aval, bien autre chose que ce que nous voyons comme laisser-aller. La Tunisie, qui a été première en nombre de jihadistes en Syrie, mérite de tourner la page de ce terrible épisode que personne n'arrive à élucider.