Par Khaled EL MANOUBI* Les temps modernes ont commencé il y a cinq siècles avec le capitalisme synonyme de souveraineté du marché au comptant déjà mondialisé. Dans un pays comme la Tunisie d'aujourd'hui, il n' y a que l'apparence de ce marché et non sa réalité essentielle et les marchés à terme, devenus dans les pays modernes indispensables il y a presque un siècle et demi, sont encore inconcevables en Tunisie. Ces institutions sont le fondement de la société capitaliste devenue globalisée il y a plus d'une génération et sont la condition historique de la démocratie et de l'innovation technique, scientifique, commerciale, financière et, finalement, sociale. Comme celle-ci est le fondement ultime de la puissance, ceux qui en sont dotés n'ont, a priori, pas un intérêt évident à propager ces institutions – par ailleurs interdépendantes – et notamment l'institution démocratique. En témoigne l'attitude souvent plus qu'hésitante des puissances occidentales quant à l'éventuelle soutien de la révolution tunisienne actuelle. Le seul bémol à faire à cet égard est que l'ensemble des données du capitalisme désormais globalisé peut amener les monopoleurs de ces institutions à accepter de les voir s'étendre au cas par cas. La colonisation française a introduit dès la fin du XIXe siècle en Tunisie la coque – et non l'amande – de ces institutions et en particulier les partis politiques. Il est alors désarmant de constater que les dirigeants des partis, censés avoir pour tuteur le peuple à travers un contrôle électoral non vicié, se sont érigés en «zaïm », appellation synonyme de tuteur selon le jurisconsulte Ibn Acem de Grenade. Que reste-t-il alors de la Constitution –le destour – en particulier et de la modernité en général ? Au plan politique, il suffit, pour s'en faire une idée, de signaler cinq séries de faits : 1/ Sous le gouvernement de l'autonomie interne dominé par le néo-destour – bureau politique , si les résultats officiels des élections de la Constituante ont été conformes au contenu des urnes, le (néo) destour —le secrétariat général n'a été ni reconnu, ni admis à participer aux élections alors que l'administration du Protectorat en son temps a reconnu le (néo) destour lui-même issu d'une scission au sein du destour rebaptisé par certains archéo-destour. 2/ Sous le gouvernement à parti unique de Bourguiba-Nouira et à la faveur d'élections où le destour – seul admis à y participer et empruntant par ailleurs l'appellation socialiste – a présenté un certain nombre de candidats égal au double des sièges de la circonscription électorale. Mais le juge qui a contre-signé le procès-verbal d'un dépouillement conforme en fin de soirée a lui-même contre-signé un second procès-verbal modifié le lendemain au petit matin. 3/Tous les présidents et les premiers ministres de l'indépendance sont originaires du Sahel, à l'exception de Fouad Mebazaâ, lequel n'est qu'un président provisoire et surtout inéligible selon la Constitution. Celle-ci est cependant abandonnée puisque le délai de 60 jours au maximum est déjà porté à six mois au minimum avant la tenue des élections selon l'annonce qui en a été faite. 4/ Le gouvernement de transition constitué le 17 janvier 2011 est pour près de la moitié ou plus issu du Sahel conformément à l'origine géographique des membres du précédent gouvernement. Si l'on peut penser que cette région peut prétendre à y être représentée selon une proportion supérieure à son poids au sein de la population ou au sein des élites, le maintien depuis l'indépendance de cette hégémonie n'est pas sans rapport avec le déficit démocratique. 5/Alors que les populations du Nord ont été exposées à la modernité par une intense colonisation agraire et que celles du Sud l'ont été par l'institution de l'administration militaire, le Sahel, comme le souligne Elie Cohen Hadria, ne s'est pas laissé «entamer par la colonisation» et a enfanté une «bourgeoisie provinciale traditionnaliste» – donc en un sens la moins moderne des provinces – celle-là même qui exercera un pouvoir politique à tendance hégémonique une fois l'indépendance acquise. Aussi peut-on en inférer au lendemain de la révolution tunisienne que le sort de celle-ci en termes de cette fameuse transition démocratique évoquée comme une possibilité par tous les analystes étrangers est, au mieux, incertain. En revanche deux points paraissent acquis : 1/ Parler de transition démocratique suppose l'absence préalable de la démocratie ; 2/ La garantie unique de cette transition éventuelle se ramène à une pression sans relâche exercée par l'auteur de cette révolution, à savoir le peuple.