Par Abou FAYCAL* Notre pays a réussi une belle Révolution à tous les points de vue. Celle-ci est même remarquable par : 1- Son originalité, car elle a été *leaderless* c'est-à-dire sans chef, ni programme. 2- Son jasmin parfumé qui a embaumé le monde entier qui l'a appréciée. 3- Sa rapidité, car elle a chassé le dictateur en seulement quatre semaines. 4- Ses pertes en martyrs qui, incomparables à d'autres révolutions de la région, qui se comptaient par milliers, ont été relatives, bien que la perte d'un seul jeune Tunisien fût de trop. 5- Les espoirs placés en elle non seulement par tous les Tunisiens mais encore par les peuples de la région et bien au-delà. Nous avons organisé des éléctions dignes des pays dont la démocratie est bien ancrée dans leurs traditions et nous avons commencé à goûter à la liberté d'expression, à tel point que souvent nous ne savons plus quand et où nous arrêter. Il est normal qu'après des décennies de silence et d'applaudissements forcés, les langues se délient, les plumes remplissent des pages et les réflexions abondent, dans un sens comme dans l'autre. Si le destin a obéi à la volonté du peuple nous permettant, ainsi, de se sentir libres pour exprimer le fond de notre pensée et donner notre avis sur toutes les questions sans tabou ni interdit, avons-nous besoin d'une autocensure pour que nous maintenions un certain niveau digne de notre noble Révolution ? Malheureusement, nous assistons, quelquefois, à des discours, à des tables rondes sur le petit écran et nous lisons des articles qui, non seulement ne reflètent pas toujours des vérités, mais minimisent et rabaissent des Tunisiens, nos grands anciens, qui ont marqué de leur empreinte leur temps en rendant d'appréciables services à la nation, soit en participant, dans les pires conditions, à la lutte pour l'indépendance, soit à la construction du jeune Etat moderne. Les peuples reconnaissants et magnanimes ne renient jamais leur Histoire et ne jettent jamais en pature leurs grands hommes, quelles que soient leurs erreurs.....politiques. Si nous continuons encore à le faire aujourd'hui, après la révolution, nous devons nous attendre, qu'à notre tour, un jour ou l'autre, notre œuvre sera critiquée, du moins négligée ou peut-être même effacée de la mémoire collective par les générations futures. Elevons alors le niveau du débat et soyons sincères lorsque nous parlons de nos anciens qui nous ont tant donné, qui nous ont fourni la possibilité de nous instruire et d'avoir ce niveau intellectuel nous permettant, aujourd'hui en 2012, de leur lancer nos critiques souvent acerbes. Nous avons, à plusieurs reprises, entendu des politiciens, de la plupart des sensibilités politiques, minimiser l'œuvre du président Bourguiba ou la condamner purement et simplement. D'abord, je ne défends pas le combattant suprême dont le régime m'a mis à la retraite, très jeune, pour mes idées, alors que j'étais en train de réussir une brillante carrière. Cela ne m'empêche pas de reconnaitre qu'il est un * animal politique*, un véritable leader charismatique et un président remarquable que l'Histoire n'oubliera jamais. Bourguiba a, comme tout être humain, commis beaucoup d'erreurs et il pensait que le peuple n'était pas prêt pour la démocratie. Cependant, revenons, pour un instant, aux années cinquante du siècle dernier et voyons dans quel état le colonialisme a laissé la Tunisie lors de son indépendance. Comment était notre pays à cette époque et surtout le peuple tunisien auquel je suis fier d'appartenir. Un petit rappel de quelques chiffres serait bien édifiant. Qu'auriez-vous fait à la place de Bourguiba? La Tunisie comptait près de trois millions et demi d'habitants. Les trois quarts de la population étaient illettrés ou presque et le pays n'avait en tout et pour tout que cinq ou six lycées alors qu'aujourd'hui, il en dispose de 1500 et vers les années 1980 de plus d'un millier. La pauvreté était absolue et tous les dix à quinze ans, une famine ou une épidémie mettait tout le monde à genoux. Quant à l'espérance de vie, elle était de quarante huit à cinquante trois ans. N'oublions pas aussi les ravages causés par les combats des belligérants durant la Seconde guerre mondiale qui se déroulèrent, quelques années plus tôt, dans notre pays, du sud au nord, et qui ont laissé des traces. Je voudrais poser une question à nos politiciens : avec toutes ces données, qu'auriez-vous fait à la place de Bourguiba et de son équipe? Quelle aurait été votre démarche politique ? Par quoi auriez-vous commencé : par la lutte contre l'analphabétisme ? contre le chomage ? contre la misère ? contre le manque de soins ? Qu'auriez-vous fait sans infrastructure routière ? sans pistes agricoles sans points d'eau sans dispensaires sans écoles sans lycées sans un minimum de moyens. Compte tenu de tout cela, auriez-vous pensé, une seule minute, à instaurer une véritable vie démocratique dans un pays manquant terriblement de tout et dont le niveau intellectuel de la population était celui que nous connaissons? Auriez-vous, sincèrement, autorisé ou favorisé la création de partis politiques, en pensant franchement à l'alternance au pouvoir et en accordant toutes les libertés que même aujourd'hui, soixante ans plus tard, nous ne sommes pas encore capables d'assumer pleinement ou de digérer ( je ne rappellerai que ce qui s'est passé le 14 septembre à l'ambassade des Etats Unis d'Amérique- le drame de Tataouine- le drapeau bafoué- les centaines de sit-in paralysant la vie économique dans certains secteurs vitaux tels que les ICM- les braquages de toute sorte- les incendies des postes de police et de la Garde nationale et, ironie du sort, les détenteurs du monopole de la violence légale qui se font, parce qu'ils se laissent, par crainte du juge, tabasser très sérieusement, permettant, malgré eux, de tourner en dérision l'autorité de l'Etat et son prestige et j'en passe ...) . Quant au président Bourguiba qui demeurera, malgré toutes les critiques et les nombreuses erreurs commises dont (l'assassinat du leader Salah BenYoussef- la guerre de Bizerte- le collectivisme-la suppression de l'enseignement zeitounien- la présidence à vie- le procès de Ahmed Ben Salah, le parti unique, etc... ), le Tunisien qui a marqué le plus son siècle et l'Histoire retiendra qu'il a été, et cela personne ne le contredira: 1- Le champion de l'indépendance de la Tunisie avec le minimum de pertes en vies humaines, 2- L'émancipateur de la femme et celui qui, le seul dans le monde musulman, a osé promulguer le Code du statut personnel, 3- L'édificateur d'un Etat moderne, 4- Celui qui a rendu l'enseignement obligatoire pour les garçons comme pour les filles et gratuit pour tous. Je rappellerai à tous ceux qui font douter de son œuvre, que c'est grâce à cette mesure révolutionnaire à l'époque (l'école obligatoire) qu'ils peuvent aujourd'hui, du fait de leur niveau intellectuel, parce qu'ils ont fréquenté l'école de Bourguiba, le critiquer. D'autre part, qui de ma génération ne se rappelle de : a- Son immense culture arabe et française, b- Son expérience acquise grâce aux évènements qu'il a vécus ou auxquels il a participé : la lutte contre les naturalisations, la scission avec le Vieux Destour et la création du Néo-Destour, l'organisation d'un combat national avec une stratégie propre et une réelle efficacité, les visées de Mussolini sur la Tunisie, l'influence américaine en Méditerranée, c- Son esprit moderniste et organisateur en tant qu'homme d'Etat, d- Sa capacité pédagogique et sa facilité de conviction par le verbe. Etre du bon côté Je voudrais aussi mentionner que l'homme politique de grande envergure se signale, lors d'évènements graves ou historiques, par des prises de position courageuses ou osées et qui marqueront l'histoire de son pays. En effet, au cours de la Seconde guerre mondiale, et alors que les forces de l'Axe (Allemagne + Italie) étaient au summum de leur gloire et remportaient victoire après victoire sur les Alliés, Bourguiba éait emprisonné par la France au Fort St Nicolas à Marseille. Alors que tous les Tunisiens, y compris les responsables du Bureau politique du Néo-Destour, étaient pro-allemands et certains les soutenaient même ( l'ennemi de mon ennemi étant mon ami), Bourguiba adressera de sa cellule, au Docteur Habib Thameur, la fameuse lettre, demeurée célèbre, que les Américains n'ont jamais oubliée, intimant l'ordre à ses camarades du Bureau politique de ne pas soutenir les Forces de l'Axe et d'être avec les Alliés pour être du bon côté, du côté de la juste cause et du côté du vainqueur, à la fin de la guerre. Et, ce qui démontre sa grande capacité d'analyse, de responsabilité et de courage, c'est qu'il disait dans cette lettre au Docteur Thameur d'obéir même si lui et ses camarades n'étaient pas convaincus par sa teneur et qu'il en assumerait, devant l'Histoire, toutes les conséquences D'autre part, libéré par les Allemands, il a été remis aux Italiens qui avaient des visées sur la Tunisie. Emmené à Rome, il refusa de s'adresser, par Radio, au peuple tunisien pour lui demander de soutenir les Forces de l'Axe. Les évènements lui ont donné bel et bien raison et il n'y a que Bourguiba qui puisse, à ce moment là, avoir cette vision et cette prévision. Je voudrais citer un paragraphe de l'un de ses nombreux discours relatifs à la Tunisie et à sa grandeur d'antan, prononcé en 1958, deux ans après l'indépendance : «Ce pays, aile occidentale du monde arabe, a exercé durant des siècles, sa suprématie sur la Méditerranée. Il a conquis la Sicile et occupé l'Italie, il s'est rendu maître de l'Orient et de l'Occident, il a connu, par le passé, la civilisation la plus brillante. Après quoi, il a dû traverser une période de décomposition et de décadence en même temps que le monde musulman tout entier, et subir, pendant de longues années, l'épreuve de la colonisation. Mais sa vitalité naturelle a fait de la colonisation même le levier de son élan, de sa fierté et de son enthousiasme. Elle lui a donné conscience de sa dignité retrouvée, l'a poussé à exiger la résurrection de ses gloires d'antan et à restaurer son ancienne grandeur ». Bannir la violence sous toutes ses formes Nous sommes fiers de notre Révolution, l'initiatrice du Printemps arabe que nous devons soutenir de toutes nos forces et nous souhaitons à notre pays la stabilité qu'il mérite et davantage de progrès, de développement, d'entente, de fraternité et d'unité pour le bonheur et la prospérité de notre peuple. De même la grandeur de notre culture et de notre spécificité tunisienne veut que nous ayons cette magnanimité pour que nous soyons reconnaissants à nos anciens et surtout à ceux qui ont laissé des traces. La Tunisie sera, demain, un immense chantier et nous ne devons pas perdre notre temps à faire le procès de ceux-ci et de ceux-là quelles que fussent leurs erreurs. Notre mérite est de développer et améliorer ce qu'ils nous ont légué de positif et de corriger tout ce qui nous semble négatif. C'est ainsi que nous devons utiliser toute notre énergie à aider notre pays à aller de l'avant dans les axes qui nous semblent les plus prioritaires : l'emploi, le développement des régions de l'intérieur et la bonne gouvernance. Faut-il rappeler que le souvenir des hommes poliques est proportionnel aux actions entreprises, à l'importance de ces actions et aux résultats obtenus. Messieurs, nous devons participer à l'instauration d'une démocratie dans laquelle chaque Tunisien trouvera sa place : d'abord en nous respectant et en nous écoutant réciproquement, ensuite en acceptant que chacun donne son avis en toute liberté ou pratique le mode de vie qui lui convient, enfin en n'utilisant que le verbe pour convaincre nos semblables à nous suivre ou à accepter notre concept. Ce modeste article, peut-il, un tant soit peu, rappeler les préceptes de notre grande civilisation arabo-musulmane qui prônent la tolérance, l'acceptation de l'autre, les valeurs morales et humaines universelles, l'épanouissement des idées et de la dialectique constructive. Notre vœu le plus cher est que la politique, qui consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir, ne dépasse le débat d'idées, qu'elle ne soit exercée que par le verbe et que la violence, sous toutes ses formes, physiques ou verbales soit, à jamais, bannie.C'est la condition sine qua non de notre salut. *(Ancien cadre supérieur, diplômé de l'Institut de défense nationale)