Par Khaled El Manoubi Les sociétés du moyen-âge, comme celles de l'antiquité, consacrent la suprématie de l'Etat théocratique. En pratique, des dynasties tyranniques sont en général placées à la tête de ces sociétés-Etats. Dynasties souvent sanguinaires: depuis le début du règne hafside et jusqu'à nos jours, un assassinat tous les huit ans – en moyenne – est commis par le souverain ou le prétendant contre son père, son oncle, son neveu, son fils, son frère. L'Orient de l'antiquité et du moyen-âge a été la terre de prédilection des intrigues de palais, lesquelles consacrent l'exclusion du peuple en tant que tel de la scène de l'Histoire. Tous les pays arabes connaissent jusqu'en 2010 ces intrigues de palais à l'orientale comme seule modalité de changement des titulaires du pouvoir. Autant dire que ces formes, du temps même de la colonisation, ont été de simples apparences vidées de leur contenu par les élites locales si promptes à enfourcher une contestation rendue possible par certaines libertés autorisées par le contexte colonial. D'une façon générale, toutes les réformes opérées pendant et, davantage encore, après le protectorat n'ont pu atteindre le fond des choses : ce n'est point un hasard que l'obtention de la première Constitution – celle-ci étant le condensé de toutes les réformes – véritable procédé de la dissolution du Parti de la constitution créé depuis 90 ans. Les dirigeants des partis politiques ont été, de fait, les continuateurs des potentats précoloniaux. Le pouvoir absolu, jusqu'en 2010, n'a jamais été réellement entamé. Qu'on en juge. Suite aux pressions des consuls anglais et français, Sadok Bey promulgua une Constitution en 1861. Mais celle-ci ne servit qu'à faire l'objet d'une magnifique reliure destinée à être offerte à Napoléon III lorsque le Bey a accouru pour accueillir en Algérie son nouveau voisin. En fait, le Makhzen, Bey et aristocratie, n'a rien appris. Ibn Dhiaf rapporte dans le huitième tome de sa chronique Ithaf ce qui suit à propos d'une réunion tenue par le Bey le mouchir Ahmed avec ses conseillers une quarantaine d'années avant le protectorat français. Mustapha Saheb Ettabaa, doyen d'âge du conseil, prit le premier la parole pour dire au Bey: «De quoi votre seigneurie a-t-elle envie?». Le Bey explicita alors une décision conforme à son propre vouloir et la séance fut levée. Ibn Dhiaf s'adressa alors à Mustafa en ces termes : «Si le Bey a voulu simplement ce qu'il désire, il n'aurait point demandé notre avis». Et Saheb Ettabaa de répondre à son interlocuteur Ibn Dhiaf : «Si nous nous trompons nous-mêmes, nous ne pouvons tromper Dieu car Dieu nous connaît plus que nous nous connaissons nous-mêmes. Par Dieu, est-ce que notre service se limite à montrer l'intérêt, et ce qu'exige la raison et l'expérience sans prendre en compte les envies de rois ? Est-ce que tu te crois en France, Cheikh ? La preuve de ce que j'avance se trouve dans le caractère effectivement superflu de notre conseil». Et Ibn Dhiaf de conclure : «Je n'ai point trouvé à lui répondre». Gabriel Puaux, secrétaire général du gouvernement tunisien, écrit dans une note du 6 avril 1921 adressée au Quai d'Orsay que «la volonté de la France démocratique» s'exerçait «par le sceau d'un souverain absolu» conformément aux stipulations explicites de la convention de la Marsa du 8 juin 1883. Les dirigeants politiques des premiers partis autochtones comme ceux de plus d'un demi-siècle d'indépendance et de république ont été strictement identiques en termes de mépris du peuple aux Beys mentionnés, à savoir le mouchir Ahmed et Mouhamed Essadok. Ainsi, Naaman (cité par Mustapha Kraiem dans son ouvrage Nationalisme et syndicalisme en Tunisie,1918-1929, publication de l'Ugtt, Tunis, 1976) jugeait en 1925 la direction du Destour conduite par Thaâlbi en ces termes : «Les chefs du parti libre (...) ne nous ont pas caché qu'ils estimaient que le peuple ne comprenait rien aux finesses de la politique et n'avaient (les gens du peuple) d'autre rôle à jouer que celui de bailleur de fonds et de laisser les ‘‘chefs‘‘ agir selon leur conception sans lui en référer ni prendre son avis» (p.309). La même année, Habib Guellaty, évoquant la position de Thaâlbi à propos de l'emprunt tunisien lancé par le résident général Flandin, signale que « le malin Thaâlbi présentait (ce dernier) comme son ennemi personnel et par suite (comme) hostile à tout le peuple tunisien» (p.310). En somme, le peuple, la Tunisie c'est Thaâlbi : plus tard Bourguiba puis Ben Ali identifieront la Tunisie à leur propre personne. La propagande officielle parlera de la Tunisie de Bourguiba. Et un militant tunisien entré en politique plus d'un quart de siècle avant Ben Ali sera ainsi convoqué par la «sûreté de l'Etat» pour lui signifier l'interdiction de parler au nom de la Tunisie dans ses interventions publiques ! Encore une fois, et comme au temps de Thaâlbi, ou des Beys d'avant la colonisation, la Tunisie c'est Bourguiba puis Ben Ali ... Depuis la naissance du premier destour de 1920, et jusqu'à l'indépendance, les dirigeants des partis nationalistes prirent un titre qui exprime tout à fait l'infantilisation du peuple, à savoir le vocable «zaïm». Dans l'ouvrage Tohfat, du Cadhi de Grenade Ibn Acem(1352-1426), le vers 253 précise : «La caution s'appelle hamil, ou encore zaïm, ou kéfil», termes qui évoquent le tutorat. La relation moderne homme politique-peuple se trouve alors inversée chez les dirigeants des partis : ce n'est pas le peuple qui est le tuteur du politicien mais au contraire, c'est celui-ci qui exerce un vrai tutorat sur le peuple. Sous des apparences d'institutions modernes, le moyen-âge est ainsi toujours présent. Après l'indépendance, on n'a pas eu à s'embarrasser des élections : l'avis du peuple étant sans importance, les élections seront systématiquement truquées...Il n'est pas sans intérêt de noter que le titre de «zaïm» a poursuivi Bourguiba jusque dans sa tombe non sans lui causer une rétrogradation de trois crans à titre pénitentiel puis à titre posthume. En effet, vers 1950, les zaïms étaient hiérarchisés : au bas de l'échelle les zaïms tout court ;plus haut, les zaïms avec qualificatif (le bien-aimé, le syndicaliste, celui de la jeunesse) ;plus haut encore le «grand zaïm» (BenYoussef) et au sommet le jihadiste(le moujahid étant celui qui accomplit le jihad)suprême Bourguiba. La première nation à avoir quitté le moyen-âge est l'Angleterre, il y a de cela cinq siècles au moins. La France n'a parachevé cette sortie que par la révolution de 1789. Mais le capitalisme étant mondialisé depuis cinq siècles, il suffit qu'une seule nation capitaliste institue les libertés publiques synonymes de soumission du souverain au contrôle populaire, pour que cet aspect politique fasse partie intégrante de la modernité. Pour simplifier, l'organisation régulière d'élections transparentes assure l'essentiel de ce contrôle et donc la sortie du moyen-âge. Le Premier ministre a reconnu au début de l'été que toutes les élections organisées en Tunisie depuis l'indépendance étaient truquées. Le bourrage des urnes n'a connu qu'une exception, à savoir l'élection en 1956 de la Constituante. Mais le gouvernement de l'autonomie interne dominé par le bureau politique a exclu des élections le Secrétaire Général, parti qui était sinon majoritaire, du moins rassemblant une forte minorité. Dans la mesure où les élections du 23 octobre sont considérées comme valables, le début de sortie du moyen-âge peut donc commencer en Tunisie.