• A Hichem Gribaâ, militant de la première heure, décédé quelques mois avant la naissance d'un monde nouveau dont il a rêvé et pour lequel il a constamment combattu. Mon cher ami, Là où tu es, à six pieds sous terre ou au milieu des étoiles, tu as dû ressentir les contrecoups du séisme qui a ébranlé la terre le 14 janvier dernier. Une secousse précédée d'une série d'immolations provoquant des étincelles dans le monde arabo-musulman ; des jeunes s'immolent par le feu pour donner une vie meilleure aux autres. Ce type de sacrifice, résultat du désespoir, ce don de soi était jusque-là étranger à nos mœurs. On était loin de voir surgir cet ultime acte de détresse et de résistance en régions tunisiennes. A l'évidence, nul ne peut répondre des effets d'une étincelle. Etrangement, des replis de l'Histoire, une arme, l'immolation par le feu et une expression «Dégage» ont apparu en ce mois de janvier, faisant basculer deux régimes et tomber des têtes qu'on supposait indéboulonnables. Il s'est passé beaucoup de choses admirables depuis ton départ, des jeunes damnés ont crié contre l'injustice dans ces régions que tu as sillonnées des années durant, pour prêcher la démocratie, la dignité, la liberté d'expression et autres utopies chères à la Ligue des droits de l'Homme, ton terrain de lutte d'alors. Mon ami, on se porte mieux aujourd'hui, la parole est libérée, la dignité recouvrée et la démocratie est en cours de construction, les utopies que beaucoup présumaient définitivement mortes et que toi, tu portais en étendard se sont miraculeusement écloses en ton absence. Il flotte comme un parfum de libération sur le pays, des anciens amis à toi, il en y a même qui sont ministres, débattent sur l'avenir du pays. D'anciens adversaires, encore amnésiques, sont recyclés. Ils commentent et relatent leurs faits d'armes, les écharpes de fête de couleur mauve passée de mode, ça fait vieux jeu, dit-on. Mon sentiment ? Aujourd'hui, il manque à la place publique un tribun charismatique, une autorité intellectuelle passée par l'épreuve du feu. Pourtant, les télés débordent de commentateurs et de commentaires, des journaux ressemblent à des «Dazibaos». Des jeunes, hier marginalisés et réduits à presque rien, traduisent le titre de Valerio Evangelisti : «Nous ne sommes rien, soyons tout». Aussi, je suis résolument optimiste, un peu anxieux par moments sur le destin de la révolution. Soyons tout. La hideuse horloge du centre-ville est toujours là, inchangée, intimidante, des paquets de gens fraternisent ou se chamaillent au-dessous des ficus, des jeunes filles et garçons fleurissent dans les cafés, des marchandises tapissent les trottoirs, la rue manque de musique, de chants et d'art ; des chars sont postés. Je pensais par moments à toi qui détestait les canons et l'uniforme, des rêveurs ont orné quelques blindés de bouquets de narcisses, ça leur donne une touche ludique et romantique, je t'en apporterai bientôt.