Michel Butor avait été mon professeur de Roman (c'était encore le Nouveau, à l'époque) à Nice, au début des années 70. Lorsqu'il revenait dans la Ville des Fleurs, après son cours de littérature à Genève, il s'installait sur les hauteurs de la Baie des Anges pour écrire ses rébus inspirés par la quiétude des lieux et les souvenirs exquis et nombreux de ses amis, artistes plasticiens. Nja Mahdaoui en fait partie d'ailleurs, puisque Michel Butor a visité son œuvre et l'a suivi, pour ainsi dire, à la lettre, comme avec tous les lettristes qui ont navigué dans cet art. La Ballade pour le calame de Nja Mahdaoui (qui fait pendant à ma chronique «Bâtisseurs de l'imaginaire d'hier) est tirée de mon livre, au sujet de ce plasticien, édité dans la collection Alcazar, Andalucia Ed. Un des vers de chaque refrain change de ligne après chaque strophe. Les vers du refrain sont des alexandrins à rimes croisées, au départ. Ceux des strophes sont libres comme le calame lui-même. En voici le résultat : Calame, calame, tu as le vague à l'âme. Tu voudrais jeter l'ancre, mais tu ne peux pas. L'encre des âges resurgit comme une flamme Dans tes entrailles, mais tu te remets au pas. Ton maître t'a taillé dans un roseau au vent des nostalgies Signe que tu l'avais appelé de si loin. Tranché de la tête au pied pour servir à écrire Tu pensais finir dans une medersa andalouse Et te voici sous les sun-lights des chapelles de l'art‑: A Paris, Londres, Rome, Kِln, Montréal et même Tokyo Et te voilà dans le Pop ou l'Op'art de la lettre évanouie. Tu prends le train, l'avion et le bateau Pour aller ailleurs toi qui viens de nulle part Calame, calame, tu as le vague à l'âme Dans tes entrailles, mais tu te remets au pas L'encre des âges resurgit comme une flamme Tu voudrais jeter l'ancre, mais tu ne peux pas Ton maître t'a choisi la belle flâche noire de Chine qui contraste, bien évidemment Avec la chair et l'os de seiche C'est comme la toile de lin et la peau du mérinos Et tu jubiles quand après avoir bu cette encre forte qui aurait servi, en mer, à faire fuir les prédateurs Il te l'a fait rejaillir pour faire ses pleins et ses déliés Tandis qu'une escorte de signes tout noirs S'en vont courir de toute part Calame, calame, tu as le vague à l'âme. L'encre des âges resurgit comme une flamme Dans tes entrailles mais tu te remets au pas Tu voudrais jeter l'ancre, mais tu ne peux pas. Ton maître est semblable à cet albatros géant Alors, bien sûr, il te fait voler à sa place Le sol sacral est dense et le chemin est long Tu es comme cette colombe décrite par Lorca qui vole à tire d'ailes vers ses chères Andalousies On ne sait pas où et comment tu atterriras Peut-être demain à Aden ou à la Mecque Ou alors à Tananarive, Tunis ou Bagdad Pour encore et encore chanter ton message de paix et d'amour Calame, calame, tu as le vague à l'âme. Tu voudrais jeter l'ancre mais tu ne peux pas. L'encre des âges resurgit comme une flamme. Dans tes entrailles, mais tu te remets au pas. Ton maître aurait bien pu te tromper pour un pinceau Comme il en avait vu un chez un maître au pays du Soleil Levant Il ne t'échangerait même pas pour un cheptel ou un chapelet Pour tout l'or du monde, s'il en fut, vois-tu ! Car tu possèdes en toi des trésors rares de ce temps‑: La source de vie depuis que tu pliais sous le vent. Et c'est par sa grâce qu'il te fait renaître Et, qu'avec lui sur ces routes brûlantes, S'ouvrent enfin les portes de l'éternité Calame, calame, tu as le vague à l'âme Tu voudrais jeter l'ancre, mais tu ne peux pas… B.B.N. * Calame ou qalam : roseau taillé avec lequel les scribes arabes façonnaient leurs calligraphies.