Oui, pourquoi pas un festival de danse dans un pays qui vient à peine de faire sa révolution et qui n'a pas encore fait le grand ménage dans sa tête et dans ses institutions gangrénées par la corruption? Pourquoi ne pas prendre le risque de se déplacer en début de soirée, jusqu'en banlieue nord, et voir, ne serait-ce que par curiosité, ce que ces corps anesthésiés (pour reprendre le mot de Raja Ben Ammar) sont capables de dire, après «leur mal-à dire» du temps de la dictature? Le couple Ben Ammar-Sayem, gérant de l'espace Mad'Art Carthage, a pris le risque, bien avant ses spectateurs, de ne pas décaler la date des Journées de la danse contemporaine et de recevoir, dans leurs différentes salles de représentations, du 21 février au 10 mars, des artistes de tout bord qui ne demandent que leur droit à la visibilité. Femmes dans le délit Il y avait quand même du monde ce vendredi 4 mars à 19h00. La petite salle qui devait accueillir Sondos Belhassen et Malek Sebaï, le duo inséparable, était archicomble. Le spectacle intitulé «Prison des délits de cœur», créé à l'occasion de Dream City, le Festival d'art contemporain qui a eu lieu au mois d'octobre dernier dans des espaces non conventionnels à la Médina de Tunis, ne finit pas d'attirer des spectateurs. Il s'agit d'un coup de rétroviseur vers un passé dont on veut se débarrasser à jamais : celui de Dar Joued, cette institution mi-éducative mi-carcérale, où les femmes jugées récalcitrantes pouvaient être consignées par un câdhi ou même par le tuteur mâle (père, frère, mari…) en dehors de toute décision de justice. Deux femmes assises sur des balançoires nous tournent le dos. Elles ne bougent pas, mais elles semblent dialoguer en silence. C'est la mise en scène du son qui complète le décor et qui nous apprend tout sur ces corps prisonniers pour délit de désobéissance, ou tout simplement parce qu'ils ont osé aimer…Le ton monte et les corps balancent, de plus en plus haut, exprimant leur colère… Le texte aurait été plus émouvant s'il avait été écrit entièrement en arabe dialectal. Surtout que dans les voix de Sondos et Malek, il y a du jeu d'acteur auquel on croit. Pourquoi évoquer Dar Joued aujourd'hui ? Eh bien, parce que le combat des femmes pour l'égalité continue et qu'il ne devrait pas être isolé du combat général pour la liberté et la démocratie. Et puis, pour construire le futur, ne faut-il pas prendre son élan à partir du passé ? Quitte à foncer droit dans le mur avec une balançoire… Insomnia Ce spectacle de Circassiennes, qu'on nous a recommandé de voir, nous accroche au début pendant quelques minutes. L'image de cette masse de corps emmêlés et suspendus par une corde est belle. Deux têtes. Cheveux en l'air. Quatre jambes. Un ventre. Deux. Fœtus, peut-être. Naissance. Séparation. Libération. …Ce moment a du sens et la grille de lecture est ouverte. Le reste du spectacle s'étire en longueur. Mais le corps accroché au tissu aérien ne s'étire pas du tout. Il est lourd, sans grâce, sans souplesse, sans sensualité et sans acrobatie. Le corps joue avec le tissu, seulement, sans explorer l'espace. Le numéro du funambule sur une sorte de tube, dont un bout repose sur le mur et l'autre sur l'épaule d'une partenaire, ne nous dit qu'une chose: que ces Circassiennes aiment ce qu'elles font, mais qu'elles ont beaucoup à apprendre…C'est vrai que malgré le manque flagrant de technique, ces filles portent en elles quelque chose. Mais elles semblent gérer mal leur énergie. Entre ces moments de danse contemporaine, de chant, de vidéo, de cirque et de théâtre, elles ne savent plus quoi dire, où finir ni par où commencer. Et puis disons-le carrément : la danse, entre l'immobilité et l'acrobatie, le texte et le propos intello-verbeux, le jeu théâtral et le tissu aérien, a vraiment l'air d'être dans de beaux draps !