Par Hichem MOUSSA Le débat autour de l'élection de l'Assemblée constituante s'est focalisé sur la question, difficile, complexe — objectivement et consensuellement indécidable — du mode de scrutin et, dans une moindre mesure, du financement électoral et de la date de l'élection. Mais il est grave, dangereux, que ce débat continue de distraire l'attention sur d'autres questions que soulève cette élection, de les occulter, et spécialement sur le problème essentiel des conditions d'éligibilité. Précisément, le Projet initial du texte relatif à l'élection de la Constituante, en discussion devant l'«Instance supérieure», appelle à cet égard, notamment, un examen critique et bien plus sur la question des inéligibilités que sur les incompatibilités. Les droits d'élire — de voter — et de pouvoir être élu — d'éligibilité, de candidater à l'élection — constituent les droits électoraux qui appartiennent aux droits et aux obligations civiques et politiques dont le titulaire ou le débiteur est spécifiquement le citoyen, qui sont des droits et des obligations participatifs à la collectivité publique, «démocratiques» au sens étroit ou spécifique du terme. Ces droits et obligations civiques (et non «civils») constituent un sous-ensemble des «droits humains» substantiels. Le droit électoral définit, classiquement, les conditions de jouissance et d'exercice des droits de vote et d'éligibilité et règle les cas d'inéligibilité et d'incompatibilité. Nombre de ces cas sont très classiques et communs aux codes électoraux de nombreux pays. Certains sont dominés par des considérations objectives, rationnelles ou techniques, comme le type d'élection en cause (présidentielle, parlementaire…). En revanche, d'autres cas sont fonction des pays et des contextes historiques et sont marqués par des considérations éthiques, politiques ou de rapports de forces. Inéligibilités et incompatibilités ne se présument pas. Ils n'existent pas sans texte (en principe une loi). Ce sont aussi des exceptions, plus ou moins étendues, aux principes qui régissent la matière. Les incompatibilités Le mandat électif doit être exercé conformément aux principes d'indépendance et de probité, surtout à l'égard des intérêts économiques. Le droit électoral présume – inévitablement — que les emplois ou les activités professionnels de l'élu sont compatibles, non contradictoires, non exclusifs, avec son mandat et peuvent donc être cumulés avec celui-ci. Il y a incompatibilité lorsque la loi estime que le cumul du mandat avec les emplois ou les activités de l'élu menace sérieusement son indépendance ou sa probité. Dans ce cas, l'élu doit choisir entre son mandat et son emploi ou activité, faute de quoi son mandat prend fin de plein droit, ou il est réputé y avoir renoncé ou il est déclaré démissionnaire d'office (certaines incompatibilités excluent le cumul de mandats et procèdent d'autres idées). Ces incompatibilités sont, en outre, complétées par des interdictions faites aux élus d'exercer certaines activités après leur élection. Cela dit, le Projet est, en gros, acceptable sur la question des incompatibilités et les interdictions qui les complètent (art. 17 à 22), sous réserve des améliorations, compléments ou précisions qui ont pu lui être apportés ou le doivent ou le peuvent encore. Les inéligibilités, question cruciale Mais c'est sur les inéligibilités qu'il faut se concentrer. Manifestement, c'est le point de loin le plus faible du Projet dans sa version initiale. Les inéligibilités constituent des atteintes directes et graves au droit civique d'éligibilité. On comprend ainsi que, normalement, dans les démocraties libérales bien établies, elles sont des exceptions assez limitées et devenues classiques et «techniques». En tout état de cause, toute interdiction d'exercice du droit d'éligibilité doit être fortement étayée, justifiée. Dans le contexte tunisien de transition démocratique, de passage d'un Etat de non droit constitutionnel à un vrai Etat de droit constitutionnel, la question des inéligibilités devient cruciale. Elle doit alors être posée sur les terrains de l'éthique, de la justice, de la politique constituante, considérations lourdes qui excluent la politique politicienne et remettent à leur place ses côtés techniques. Ce n'est pas prioritairement une question d'«experts». Le passé despotique et les conditions de la transition pèsent, en effet, de tout leur poids sur la question. De plus, il s'agit d'élire non une simple Assemblée parlementaire, mais une Constituante appelée à mettre fin à un passé de droit non constitutionnel, à le purger. Nombre d'inéligibilités doivent donc être conçues comme étant spéciales à l'élection de la Constituante et, partant, destinées à être levées, par la suite, pour les élections parlementaires. C'est sur la base de l'ensemble de ces considérations qu'il convient donc d'envisager les inéligibilités à la Constituante. Et ces considérations impliquent que l'inéligibilité ne doit plus être conçue comme une stricte exception au principe du droit d'éligibilité. On peut identifier et distinguer différents cas d'inéligibilités, réductibles en catégories qui peuvent se recouper. Cas de perte des deux droits électoraux Une première catégorie est celle des inéligibilités conséquentes automatiquement à la perte – pour non-jouissance ou pour déchéance – de la qualité d'électeur, du droit de vote. C'est qu'il y a une solidarité (univoque) entre les deux droits électoraux. La perte du droit de vote emporte nécessairement la perte du droit d'éligibilité – la réciproque n'étant pas vraie. Le Projet (art.4), lui, prive du droit de vote d'abord, très classiquement, les membres des forces de sécurité extérieure et intérieure, les personnes condamnées pour crimes ou certains délits, les faillis et des personnes sous tutelle. Ensuite, il déchoit de leur droit de vote les personnes dont les biens ont été mis sous séquestre après le 14 janvier 2011. Mais pourquoi déchoir seulement ces personnes-là ? Les comportements criminels dans l'ancien régime ne se réduisent pas, tant s'en faut, à l'enrichissement illicite des personnes visées qui ne sauraient être de faciles boucs émissaires, exonérant implicitement bien d'autres. Les inéligibilités-sanctions Une seconde catégorie d'inéligibilité frappe des personnes qui, elles, ont la qualité d'électeur. Elle se subdivise en deux ou trois groupes. Le premier est celui de la déchéance du droit à candidater à titre de sanction de comportements passés. Ces inéligibilités prolongent les déchéances de la qualité même d'électeur. Le Projet initial est étonnamment silencieux sur ce type d'inéligibilités alors que, qualitativement et quantitativement, elles sont les plus importantes. Aussi, des voix se sont-elles élevées pour demander la déchéance des «ex-RCD». Mais le problème est de savoir où placer – dans le temps et pour les personnes – le curseur, et de déterminer les motifs précis, objectifs, rationnels et raisonnables de l'exclusion. Jusqu'à quelle date faire remonter les inéligibilités ? Quelles personnes peuvent-elles frapper ? Pour quelles raisons sérieuses ? Questions en fait largement indissociables. S'agissant des raisons fondant, généralement, ces inéligibilités, elles constituent, d'abord, un terrain fondamental de la rupture avec l'ancien régime. Leur fonction est, ensuite, de sanctionner des comportements reprochables qui, sans cela, resteraient impunis. Et l'impunité – et à sa suite l'irresponsabilité, dans les deux sens du mot – a été, on le sait, l'un des grands maux pervers de notre système socio-politique. Et pour la plupart des responsables de l'ancien régime, à tous les niveaux, l'inéligibilité reste la seule sanction possible de leurs turpitudes, et ce n'est pas les payer bien cher. Sinon, c'est l'impunité totale qui encourage à recommencer et à imiter, et nourrit les rancœurs, les sentiments d'injustice, de révolte, de désabusement. On ne peut, de même, admettre – éthiquement, juridiquement, politiquement – que ceux qui, du fait de leurs fonctions ou responsabilités, ont participé ou contribué au despotisme anticonstitutionnel, à la perversion de la Constitution de 1959, ou/et qui en ont directement profité, puissent encore candidater à la Constituante ! Lorsqu'on a participé aux graves et multiformes violations de la Constitution, on ne peut, sans indécence et cynisme, prétendre encore candidater à cette Constituante qui est précisément née de l'assassinat ( l'abrogation implicite), finalement avoué, de la Constitution de 1959.