Mai 1991. Une affaire de complot militaire, aux dimensions d'un coup d'Etat, éclate, défrayant la chronique. Abdallah Kallel, ministre de l'Intérieur à l'époque, déclare aux journalistes, dans une conférence de presse, tenue le 23 mai , que les comploteurs, de mèche avec les nahdhaoui, envisageaient l'abordage du Palais de Carthage, comme cible ultime, précédée par la mainmise sur les différentes institutions de souveraineté. Une liste d'officiers de l'armée fut livrée en pâture à l'opinion publique. Dix noms dont quelques uns n'étaient pas encore arrêtés au moment de la conférence de presse, et contrairement à ce qu'annonçait le ministre. Le soir même, et pendant que se concoctaient les manchettes des titres nationaux, une vidéo est diffusée à la chaîne nationale, montrant l'un des accusés du complot, le Capitaine Ahmed Amara(lire son témoignage): Il avoue sa participation au complot présumé et «vend» ses complices, une liste d'environ quarante officiers de l'armée. Aveux arrachés sous la torture, moyennant des répétitions intensives pour l'apprentissage de noms qu'il ne connaissait même pas et dont il fallait confirmer l'implication dans le présumé complot...L'affaire s'est déclenchée dans le sillage de la traque opérée contre les mouvements politico-religieux, en 1987, depuis déjà le règne de Bourguiba. L'opinion publique était apprêtée à avaler la pilule, pestiférant ce mouvement persécuté, voire diabolisé. Au lendemain de la diffusion de ce témoignage, quelques officiers, parmi les détenus, furent appelés à se débarbouiller et ensuite conduits, séparément, dans le bureau de Abdallah Kallel. Le ministre leur demande de confirmer leur culpabilité. Certains ont «avoué», d'autres ont pris leur courage à deux mains et, dans un sursaut de préjugé favorable au sens de la justice du ministre, ont juré leur innocence. Début Mai, commençait l'arrestation de nombre d'officiers . Aujourd'hui, l'on sait qu'ils sont 244 en tout. A quelques nuances près, le scénario de leur détention, digne d'une approche à la Costa Gavras, est pratiquement identique. Cinq officiers ont témoigné pour La Presse : Les colonels Mohsen Kaabi, Moncef Zoghlami et Mohamed Ahmed, le commandant Habib Khedimallah et le capitaine Ahmed Amara. Le commandant Khedimallah, lui, se souvient de la date de son arrestation. C'était le samedi 18 mai. Il devait accompagner le capitaine Amara et tout au long de la route entre Gabès et Bab Saadoun, les deux collègues ne se doutaient nullement de ce qui les attendaient. Même interrogatoire, même itinéraire, une torture inventive, cynique, sans répit. Leurs tortionnaires s'empressaient d'éteindre leurs mégots sur leur corps déjà criblé de blessures et d'hématomes. Avec lui, on est allé plus loin dans la torture morale: Le mardi 21 mai, ses géoliers viennent lui annoncer qu'il serait éxecuté le soir même..Auparavant, ils lui avaient demandé de collaborer et, en contrepartie, ils lui promettaient de le faire fuir à l'étranger! Ezzedine Jnaiah, responsable de la sûreté de l'Etat lui offrit un diner copieux, dans son bureau afin de l'entendre avouer sa participation au « complot ». Il y fut conduit les pieds ligotés..Une autre entrevue, cette fois-ci avec le ministre, en présence de Mohamed Ali Ganzoui et le même Jnaiah: il leur affirme son innocence. Alibi: il se trouvait le 6 janvier à l'Académie militaire pour un concours dont l'organisation n'était un secret pour personne au sein de l'armée. Le jour de sa prétendue exécution, ils lui demandent d'écrire son testament et d'exprimer ses voeux...Relâché, sans aucune explication, il est forcé à la retraite, privé de ses papiers, de toute couverture sociale. «Ma vie, nous confie-t-il, a été foutue en l'air». Paranoïaque, souffrant de troubles de la mémoire, traînant les séquelles de cette expérience douloureuse, il rumine l'amertume de voir ses relations familiales et sociales complètement désagrégées. Un autre témoin, le colonel Mohsen Kaabi, éprouvé par ce calvaire dont il a hérité des signes fréquents de distraction et d'évasion, est victime d'un accident de voiture. Son véhicule a été fauché par le métro: son fils est mort sur le coup et sa femme est handicapée à vie! Pour le colonel Moncef Zoghlami, les dégâts physiques, ayant marqué à jamais les victimes du «complot», les séquelles morales sont encore plus tragiques. C'est la raison pour laquelle les militaires endommagés revendiquent leur réhabilitation morale et surtout que soit dévoilée la vérité, toute la vérité sur cette affaire qui , tel un tsunami, a secoué des familles entières en en faisant de véritables parias. (Demain suite et fin)