Par Slimane LAMINE Les débats engagés, ces derniers jours, par les partis et sensibilités politiques autour de ce qu'il a été convenu d'appeler «déclaration de principes», scelle les acquis du pays dans une «Charte» ou un «Pacte» républicains en vue de l'élection de l'Assemblée nationale constituante, méritent que l'on y revienne à plus d'un titre. Le point de départ est la constatation d'une divergence qui touche le cœur du rapport du droit et de la politique : deux attitudes s'y affrontent, que la situation actuelle post-révolutionnaire du pays ne fait qu'aiguiser. La première est une attitude décidée qui fait des principes de la République des acquis inaliénables, en soutenant de la façon la plus claire que la démocratie pluraliste, la distinction du religieux et du politique, la neutralité sans l'ombre d'un doute des espaces du culte doivent avoir, dans le «Pacte républicain», un caractère juridique et, partant, contraignant. Avancer avec la Révolution vers un espace public sain, c'est veiller à ce que le politique n'altère pas la liberté et ne corrompe pas les mœurs à la faveur de la jouissance du pouvoir. La deuxième attitude, sur cette même question, se veut, quant à elle, «lâche», non contraignante. Prétextant l'existence de franges de la société en attente de leurs expressions, cette attitude se donne l'apparence d'être plus «démocratique» ou plus «ouverte». La question que nous voudrions formuler à l'endroit de cette divergence est la suivante : comment penser l'articulation entre le droit et la politique dans une société qui se veut moderne» et où ce qui doit être favorisé en premier lieu est la visibilité de «l'espace public» en tant qu'espace commun bannissant la violence «muette», celle-là même qui est d'autant plus brutale qu'elle se cache en se refusant à la visibilité politique ? Cette question a pour corollaire cette autre : de quels moyens le politique doit-il se doter, en phase de progrès vers la démocratie et des droits de l'Homme et du citoyen, pour pouvoir contribuer à une législation de plus en plus rationnelle qui éluciderait le critérium universel au moyen duquel la communauté dans son ensemble pourrait reconnaître en général le juste de l'injuste, le droit du courbe ou du fourbe ? Reprenons la question dans sa formulation initiale. Si l'on s'intéresse au rapport du droit et de la politique aujourd'hui dans notre pays, ce n'est sans doute pas d'une manière accidentelle, mais bien singulièrement en raison de l'événement de la Révolution tunisienne. Or, pour qui suit les questions qui retiennent la pensée politique en rapport avec la pensée de l'histoire, c'est bien peu de constater que ce même problème s'était posé depuis la fin du XVIIIe siècle en Europe à la suite de l'avènement de la Révolution française. Une première idée doit être retenue à ce sujet. L'exigence de l'unité du droit et de la politique, particulièrement en période de transition démocratique post-révolutionnaire, dit la volonté manifeste de devoir garder ses distances vis-à-vis de tout pouvoir qui ne se prémunit pas contre toute forme d'aveuglement passionnel ou d'enthousiasme frénétique. Car un tel aveuglement passionnel, qui est le type même du rapport direct à la politique, ne met fin ni aux préjugés ni à l'arbitraire. Que la révolution, qui est nécessairement génératrice d'enthousiasme, ne mette aucunement fin à l'enthousiasme frénétique ou aux préjugés, c'est l'une des figures les plus éminentes du siècle des Lumières européennes, en l'occurrence E. Kant — dont le présent texte s'inspire d'assez près — qui nous le rappelle : «Une révolution entraînera peut-être le rejet du despotisme personnel et de l'oppression cupide et autoritaire, mais jamais une vraie réforme de la manière de penser; bien au contraire, de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie» (Lumières…). Nous tenons là une indication majeure sur la médiation du droit et de la politique en cette période de transition démocratique. Cette médiation qui se donne sous le rapport d'«une autre manière de penser» s'en tient à la seule exigence de progrès dans les liens communautaires modernes. Il y a lieu, toutefois, de souligner que, dans cette médiation, c'est le droit en ses formes contraignantes d'inscription sociale qui condense la forme majeure de l'ordre communautaire entendu comme ordre de la généralité d'une législation s'offrant dans toute sa visibilité publique. Or, si en toute période post-révolutionnaire, l'intérêt est éminemment porté à l'affermissement du droit et à son respect, c'est parce que la transition, comme progrès de l'ordre communautaire et dont le droit est le signe visible, tient à l'exigence de liberté de penser en tant que liberté externe tenue en partage avec les autres. Car quelle serait la rectitude de notre pensée en communauté si elle se refusait à la communication réciproque dans l'espace public? «On n'est pas juste ou injuste par rapport à soi-même. On l'est par rapport à autrui». (J. Darbellay). On peut donc dire que quiconque biaise avec soi-même quant à la liberté de faire part publiquement de ses pensées tente en sourdine d'arracher à autrui cette même liberté de penser. Aussi est-ce dans le cadre de cette rencontre entre le droit, la politique et la liberté de penser que prend tout son sens la distinction entre ce que l'on appelle aujourd'hui «usage public» et «usage privé» de la raison. En se donnant comme rapport à la visibilité politique, l'usage public de la raison doit, toutefois, s'assurer à lui-même et ses médiations et son efficace. a) La médiation, quant à elle, réside dans la possibilité de rendre visible une règle d'action en vue de la communauté ou un programme politique qui engage directement ou indirectement l'espace communautaire. A ce sujet, la visibilité est une forme de «publicité» civique fonctionnant comme signe auquel on reconnaît que la règle, ou programme politique avancé comme programme au vu de son adoption par la communauté publique, n'est pas incompatible avec le droit. C'est dire que taire ou cacher sa règle d'action, c'est reconnaître implicitement que cette règle est injuste puisqu'on ne manquerait pas de provoquer, une fois divulgué, qu'elle est injuste puisqu'elle ne manquerait pas de provoquer l'opposition de tous à son auteur. Appliqué aux décisions politiques, le caractère de visibilité sert de mesure à leur accord avec la «demande» de progrès d'une communauté; appliqué à la liberté de penser, ce même titre est le signe que cette liberté ne vise pas à menacer les fondements de l'Etat. b) Quant à l'efficace de l'usage public de la raison, il faut la mesurer à l'effet de la liberté de penser, qui est éducatrice de tous dans tous les domaines, et des gouvernés et des gouvernants. En ce sens où les membres d'un Etat ne peuvent non seulement s'éduquer seuls, mais qu'ils ont besoin, dans leurs relationnels et intercommunautaires, d'une «norme de civilité» qui est «une norme de diligence (…) faite de sollicitude et non de rouerie d'attention dans ses relations avec autrui et non simplement d'habilité, d'intention droite et non de subtilité». (J. Darbellay). Il nous faut pourtant faire un pas de plus pour remarquer que c'est cette même distinction entre «usage public» et «usage privé de la raison» qui sert de repère dans la considération des rapports entre religion et politique. Au sujet de ce rapport, c'est encore E. Kant, philosophe des Lumières (il faut bien que ceux qui s'érigent en «docteurs» de la foi religieuse apprennent à élargir leurs champs de références de pensée et à cesser de miser «petitement» sur les franges irréfléchies de la société) qui nous sert de témoin et d'appui pour comprendre les «éléments» de la pensée moderne et contemporaine. Rappelons-en l'essentiel : la liberté accordée aux «docteurs» du religieux a ses limites, lesquelles sont précisément celles qu'impose l'exigence de visibilité politique. «L'Etat, écrit Kant, a le droit de préserver la communauté politique visible de toute influence pouvant être préjudiciable à la tranquillité publique, qui émanerait de docteurs professant publiquement… le droit, par conséquent de ne pas laisser mettre en péril la concorde nationale». A y bien regarder, cette limitation de la liberté des «docteurs» ou des «cheikhs» religieux s'impose, non seulement pour des raisons civiles et immédiates qui tiennent à la sécurité et à la concorde nationale dans le cadre de la paix civile, contre des querelles intestines ou des conflits de sectes, mais elle s'impose aussi et plus fondamentalement encore en raison de la nature imparfaite de l'individu humain, à plus forte raison lorsqu'il s'approprie l'absolu et le sacré en se parant du titre de «docteur». C'est cette nature imparfaite — «courbe», dirait E. Kant — qui fait que «tout, même le plus sublime, devient petit dans les mains des hommes lorsqu'ils en tournent l'idée à leur usage (…) Mais comment s'attendre à pouvoir charpenter d'un bois aussi courbe quelque chose de parfaitement droit ?». Une telle considération relative à la limitation de la liberté des «docteurs» ou des «cheikhs» de la religion ne vise aucunement à léser «la liberté de conscience» des croyants, mais à la reconnaître dans les limites de l'ordre public républicain. Il s'agit de trouver — comme le souhaitaient déjà les esprits les plus éclairés au temps des «grandes discordes» ou des guerres de religion — les requisits du civisme, non pas dans quelque doctrine confessionnelle mais dans un ordre de vérités communes de nature civique : adhésion à l'idée de justice, à l'Etat de droit, à la liberté, à la dignité de l'homme, à l'idéal démocratique qui rassemble tout le monde quelles que soient les opinions religieuses des uns et des autres. Il s'agit, en tout cela, d'opter résolument pour la médiation visible propre au lien communautaire civil, en empruntant la forme juridico-politique. La question de la visibilité concerne ici la relation interne et à la personne et à la communauté, et doit pouvoir se vérifier chaque fois que la personne s'exprime au vu de la chose publique et que celle-ci se tient elle-même comme visibilité en tant que c'est en elle que la personne se reconnaît dans son lien communautaire à l'intérieur de l'espace public. C'est ainsi que l'homme en tant qu'être raisonnable en vient à reconnaître ses limites en se posant modestement comme membre du progrès moral, en s'ouvrant lui-même à la lumière de la loi d'universalité. Aussi pouvait-on ajouter qu'en revanche, c'est souvent dans l'opacité à soi — génératrice de dissimulation — que le «diable» se loge et que l'individu humain se dupe lui-même sur ses bonnes et mauvaises intentions. Cette dissimulation nous fait saisir davantage l'importance de la notion de visibilité ou «publicité» politique. C'est une notion certes juridique, mais le droit lui-même, relativement à son fondement, ne relève-t-il pas de la raison sans sa pure fonction d'universalité ? La visibilité politique est le signe patent (public) de l'acceptation de la loi d'universalité. Aussi est-ce en mettant en place une telle problématique de la visibilité politique comme signe de l'engagement contracté à prendre part au progrès de la communauté humaine que l'on comprend en quoi ce qui se joue dans l'invisible sous forme de dissimulation est cela même qui fonctionne comme opposition secrète au principe d'universalité et que l'inavouable, dans cette politique, n'est pas un simple silence observé par «prudence», mais mensonge qui fait qu'un caractère en apparence «bon» cache un caractère «mauvais». Soyons encore plus précis : comment ne pas parler ici en termes de «mal» qu'il faut caractériser comme étant l'invisible qui se tient «caché» en s'opposant au visible, le secret sciemment entretenu et opposé au public ? N'est-ce pas cette problématique de l'exigence de visibilité politique à l'ordre du jour, singulièrement en période post-révolutionnaire dans sa phase de transition démocratique, qui est au cœur des débats sur les objectifs politiques «annoncés» ou «cachés» des différents protagonistes ayant pris part aux débats sur la question du «Pacte» ou «Charte» républicains, et dont le journal La Presse a donné un compte tendu dans sa livraison du 25 avril 2011 ?